De l’héroïsme au pragmatisme,
récit d’une journée entre deux ères
Les coureurs cyclistes tant adulés et le plus souvent à juste titre – l’effort physique est si intense qu’il est aisé de prendre la mesure de la souffrance et de l’abnégation dans le quotidien de ces champions, fussent-ils anonymes – provoquent parfois la frustration et la perplexité chez les pauvres suiveurs que nous sommes.
Leurs exploits homériques nous ont tant enthousiasmés. Leur désarroi, une roue brandie en bord de route, a résonné en nous longtemps. Leurs sprints rageurs au bout d’une étape longue comme un jour de juin, nous ont excités tels des gamins à l’issue du dernier jour d’école. Avons-nous été mal habitués ? Avons-nous oublié le privilège qui était le nôtre de voir ces humains banaliser l’exceptionnel ? Devrions-nous être raisonnable et nous rappeler que l’extraordinaire se doit d’être rare ?
Entre Belfort et Divonne-les-Bains, les coureurs avaient un terrain plus qu’intéressant à travers le Jura, pour faire prévaloir leurs qualités. Certes, des cols plus réputés ont été ignorés au moment de l’élaboration du tracé. Mais nul ne peut nier que l’organisateur a concocté un parcours vallonné et dense dans sa dernière partie, qui aurait dû valoriser la combativité des leaders tant attendus. Les coureurs n’y ont pas fait honneur. Nous attendions Coppi, Bartali, Hinault, Lemond, Anquetil ou Gimondi. Nous n’avons attendu que Godot.
Sur les 50 premiers kilomètres, plats, il y eut pourtant du mouvement et une vraie course. Nous avons pu constater la vigueur presque intacte de coureurs joueurs et trublions, tels Robic et Kübler. Un temps accompagnés de Bracke, Wolfshohl, Moser ou Durand, ce groupe aurait pu aller loin. Le niveau homogène du peloton en décida autrement et tous se résignèrent à le réintégrer. Il fallait voir
Biquet et le
Ferdi se faire reprendre. Ils ne purent le faire qu’en échangeant quelques mots virulents avec les autres leaders, frileux. Leurs partisans diront « pragmatiques ». Un mot à la mode. Un mot qui devrait donc passer.
Il fallait les voir, ces vétérans de la volonté. Ces athlètes de la sincérité. Leur visage était défait, non plus par l’effort mais par l’incompréhension ! On eut dit qu’on leur avait annoncé la fin des baïonnettes sur les champs de bataille et l’avènement de petites machines volantes grandes comme un cadeau de Noël pour bombarder et pénétrer les lignes ennemies…
Finalement, un groupe de huit réussit à se porter durablement à l’avant de la course après Maison Rouge. Il ne cessa de naviguer à portée de fusil du peloton, où les leaders ne souhaitaient pas attaquer, mais ne souhaitaient pas qu’on les attaque ! La raison : Ocana était sorti ! L’espagnol de Mont-de-Marsan, qui ne semble pas touché par l’épidémie de pusillanimité aigüe, fut le seul leader à tenter. Accompagné de Tony Gallopin, Vasil Kyrienka, Claudy Criquelion, Laurent Desbiens et Udo Bölts, il put aussi et surtout compter sur le soutien d’un duo évoquant d’innombrables souvenirs, qui partage un prénom synonyme de domination dans ce sport : Van Steenbergen et Van Looy.
Ces hommes ne comptèrent jamais plus de 2’ d’avance. Leur avancée se vit plus contrariée encore par la décision de Kyrienka de ne plus relayer. Sa voiture le lui ordonna. La raison ? Ses soit-disant leaders, un obscur texan et un anglais que l’on dit porté sur la boisson, ambitionnent le podium, voire mieux, à Paris. Quel dommage pour le biélorusse qui aurait pu jouer sa carte avec ses bonnes jambes du moment ! La Ineos-Postal n’a-t-elle pas d’équipiers qui auraient pu réduire l’écart drastiquement dans le final de l’étape ?
Plus loin alors que les échappés abordaient la dernière difficulté, c’est Desbiens qui céda le premier, juste avant Criquelion et Bölts. Visiblement, gagner un Tour des Flandres ou un Dauphiné Libéré ne préserve pas de l’impuissance face aux coups de boutoir d’Ocana. Le leader des Bic aurait voulu écrire son histoire à l’encre indélébile, et ce jour restera peut-être en effet comme un tournant. Pas celui qu’on aurait voulu.
En tête au sommet du dernier col à quelques encablures des Rousses, l’espagnol ne put creuser qu’un écart dérisoire d’une vingtaine de secondes sur les deux Rik. Une fois n’est pas coutume, l’on ne vit aucune hésitation, aucun enterrement de première classe, et les deux belges fondirent tels des aigles sur leur proie dans la descente.
Derrière, le peloton accéléra sans en avoir l’air, dans une attitude nouvelle et disons-le fort ennuyeuse. Il reprit un à un les derniers rescapés de l’échappée. « Suivez mon panache ! » Une phrase qu’auraient pu prononcer aujourd’hui les équipiers, dans le sillage desquels les leaders se placent aveuglément. Les images d’hélicoptère, une nouveauté cette année, sont édifiantes : les coureurs se rangent comme des tee-shirts classés par couleur. Ils semblent pendre dans la pente comme les chemises dans le placard, où l’on espère qu’ils n’ont pas encore leur place réservée. Ils s’alignent par grappe. N’en attendez toutefois aucun nectar. Tout juste un jus mal pressé d’ambitions sans les moyens.
Dans les rues de Divonne-les-Bains, c’est donc le trio de valeureux qui se présenta. Ocana se savait battu dans ces circonstances face aux deux Rik, plus rapides et spécialistes de l’emballage final. Il ne sprinta que pour ne pas être décroché. Van Looy s’imposa d’une demie-roue pour enlever son deuxième bouquet cette année. Le peloton était alors revenu tout près, à 15 secondes.
La photo d’arrivée est formidable, et nous devons ici adresser nos plus sincères remerciements aux photographes. Nous autres journalistes serions bien orphelins sans la puissance de leurs images. Celle d’aujourd’hui fera peut-être date, sans qu’on s’en réjouisse. Van Steenbergen grimace en « jetant » son vélo sur la ligne. Derrière lui, Ocana dépité se retourne. Il observe ce que l’on aperçoit entre les bras levés de l’empereur d’Herentals qui exulte : une masse bigarrée qui semble grossir telle une mauvaise vague, une nouvelle vague annonciatrice d’un mauvais film, aussi menaçante pour les échappés du jour que pour l’avenir de ce sport.
1 - Rik Van Looy (3)
2 - Rik Van Steenbergen (2)
3 - Luis Ocana (1)