Au lendemain de la démonstration de Jonas Vingegaard sur le chrono du Tour de France, le climat avait quelque peu changé sur la Grande Boucle, ce mercredi 19 juillet. La performance du Danois a scotché tout le monde à un point tel qu’elle a réveillé la suspicion autour d’un possible dopage. Plusieurs acteurs du peloton se questionnent ouvertement. Ouest-France a rencontré des coureurs et des managers.
Comme une gueule de bois. « C’est ce que je ressens, oui », nous a dit un manager d’équipe. Ce mercredi matin à Saint-Gervais, l’étonnement de la veille avait laissé la place à une « forme de petite déprime », dixit un autre acteur du peloton. Bien sûr, tout le monde ne pensait pas à cela, mais la prestation hallucinante de Jonas Vingegaard, mardi lors de la 16e étape du Tour de France, a tellement impressionné qu’elle n’a pas manqué de faire réagir coureurs, managers, staffs.
Entre Passy et Combloux, le Danois, lauréat sortant de la Grande Boucle, a écrabouillé la concurrence, dominant d’1’38’’ Tadej Pogacar, et de 2’51’’ Wout Van Aert. Le reste ? Des coureurs à plus de trois minutes, comme David Gaudu, 9e du général. Mais plus c’est gros, donc, moins ça passe. Et dans un sport malheureusement très souvent sali par le passé, une telle performance a réveillé de vieux démons, même s’il convient de rappeler que le Danois n’a jamais été contrôlé positif et a toujours démenti tricher.
Je suis désabusé. Et croyez-moi, plus personne n’est dupe. Dans le bus, tout le monde ne parle que de ça. Génial, tout va bien… » nous dit ironiquement un manager d’une équipe du Tour. Un autre : « Je ne sais pas, je ne sais plus. Je fais plus que me poser des questions, car je constate qu’il y a trois étages d’écart. » Un représentant de coureur : « On est comme des cons… »
Un grand coureur français a accepté de s’épancher : « J’ai eu l’impression que ça n’était pas le même parcours que nous. Et moi, je mets dans le même panier les deux premiers de mardi, hein (Vingegaard et Pogacar). Le truc, c’est que tant qu’on n’aura pas de preuves, on ne pourra pas en savoir plus, et nous, on essaie très vite de passer outre pour continuer à se motiver. Sinon… »
Mais d’ajouter quand même : « On en parlait hier soir (mardi soir) entre nous, évidemment. Ça fait chier pour le vélo. J’ai vu les vitesses, les écarts, c’est incroyable. Et puis quand j’entends que ce sont des histoires de nutrition, d’entraînement, etc., ça me fait doucement marrer. Nous aussi on s’entraîne dur, on fait des stages en altitude, on fait le max. Mais qu’est-ce que tu veux faire ? Il y a un truc, légal, pas légal je ne sais pas. Mais je ressens du malaise, oui. »
Au pied d’un autre bus, le sentiment était à peu près le même pour ce coureur d’expérience : « Je n’ai aucun élément pour affirmer qu’ils trichent, mais ce que je sais, c’est qu’il y a un détournement de certains médicaments qui m’interroge. Je sais que c’est répandu. Cela peut commencer avec du Paracétamol, mais où cela s’arrête ? Il y a certainement d’autres trucs que je ne connais pas, et qui ne sont pas éthiques. Là, on n’est plus sur les mêmes produits… »
Un coureur retraité, qui a connu les sales années Armstrong, l’époque de l’EPO : « C’est l’écart qui est problématique. Le classement n’est pas un problème, il faudra toujours un premier, un deuxième, etc. Mais là, l’écart, quand tu vois que Vingegaard met près de 3 minutes à Van Aert, que Pogacar lui colle aussi 1’15’’… » Au quotidien, sur ce Tour, il balade des invités et leur fait partager son amour de la course, son expérience. Mais il l’avoue carrément : « Qu’est-ce je vais leur raconter, maintenant ? Je ne sais pas quoi leur dire, leur répondre… Je suis ici, justement, pour montrer que le cyclisme a changé, que c’est un sport propre, qui a tourné le dos à son passé. J’en ai pris plein la gueule, moi, à mon époque, avec tous les mecs qui trichaient. J’ai eu mal, hier (mardi). » Il poursuit : « Les voitures derrière Pogacar ont dû se garer sur le côté pour laisser passer Vingegaard qui arrivait vite juste derrière. C’était hallucinant. Et Pogacar, lui aussi, n’était pas à la rue mais énorme. Il roulait beaucoup plus vite que Van Aert sur les parties plates du parcours… »
Tous ne sont pas aussi circonspects. Un ex-coureur des années 90, vainqueur sur le Tour : « Je ne m’attendais pas à cela. L’écart est incroyable. Mais ça ne met pas mal à l’aise, non. C’est surprenant, d’autant qu’à l’arrivée Vingegaard a dit qu’il n’était pas à fond. J’espère vraiment qu’il ne triche pas. Il n’y a rien de prouvé, le vélo est le sport le plus contrôlé au monde. Et le fait que Pogacar soit battu s’explique. Il n’a pas couru pendant deux mois, et l’entraînement ça compte… »
Je pense qu’ils sont les plus forts, je ne me pose pas trop la question, nous dit de son côté un patron de formation World Tour. Mais je suis peut-être crédule. »
Un coureur tricolore, lui, plaide pour que « les données de puissance soient publiques. Si elles l’étaient, ça serait mieux. Je ne vois pas pourquoi on protège toutes ces valeurs. » Pour autant, pas question de tomber dans le doute selon lui. « Il ne faut pas être incrédule, mais le cyclisme souffre trop de suspicion. Même moi, j’ai entendu plein de fois que j’étais chargé. Mais tout ce qui est en haut de l’affiche est soumis à la critique. Je ne rentre pas dans ce jeu-là sinon j’aurais arrêté de faire du vélo depuis longtemps. Il faut accepter qu’il y ait des gens plus forts. » Et comme à chaque jour, tout ce petit monde a pris la route pour une nouvelle étape. Ce mercredi, c’était l’étape la plus dure du Tour, avec 5 100 mètres de dénivelé positif jusqu’à Courchevel.
Voilà
