- 24 oct. 2021, 19:07
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Ne sachant pas si ce qui suit a déjà été traité par ailleurs, je le poste ici car je trouve que c'est un belle histoire qui vaut la peine d'y consacrer un pavé, que je vous invite néanmoins à lire jusqu'au bout.
Et ça me permet au passage de remercier l'UCI et son Président avec d'autant plus d'enthousiasme que je n'ai pas manqué de les critiquer en d'autres circonstances.
Je retranscris ci-après l'intégralité d'un article paru cette semaine dans le journal Le Soir, lui-même tiré d'un récit paru dans la Tribune de Genève, avec lequel Le Soir est en partenariat au sein d'un consortium de journaux européens.
Je suis rentré dans l’affaire parce qu’on avait une athlète au Centre mondial du cyclisme, Masomah Ali Zada, qui a fait les Jeux Olympiques avec l’équipe des réfugiés. Elle est devenue emblématique du combat des femmes afghanes. Avant les JO de Tokyo, en discutant avec son entraîneur cet été, on s’est bien rendu compte qu’elle était stressée. Les talibans commençaient à progresser et s’emparer de toutes les provinces en Afghanistan. Un fois le départ annoncé des Américains, ça n’allait pas durer avant que Kaboul ne tombe. Sa sœur était encore là-bas, avec son mari et leurs deux enfants. C’est là que j’ai commencé à intervenir. » Les mots sont de David Lappartient, le président de l’UCI. Une première réaction qui va l’embrigader, lui d’abord, et Philippe Leuba, conseiller d’Etat vaudois ensuite, dans une épopée assez hallucinante : l’exfiltration de l’équipe féminine afghane de cyclisme.
Pédaler librement cheveux au vent n’est pas un droit fondamental stipulé dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Mais quand les talibans ont repris le pouvoir, il a bien fallu que quelque chose se passe pour les cyclistes de Kaboul et d’ailleurs, laissées à leur triste et mortel sort. « Une femme qui fait du vélo, pour eux, est réputée impure, ayant perdu sa virginité, parce qu’elle a été assise sur une selle. Elles étaient donc directement menacées dans leur existence », constate froidement Philippe Leuba. « L’enseignement y est interdit aux filles de plus de neuf ans. Alors, vous pensez bien, aller s’entraîner sur une bicyclette … »
Quand le conseiller d’Etat vaudois et le boss breton de l’UCI nous content l’exfiltration qu’ils viennent de mener, il y a, dans leur regard, un soupçon légitime de fierté. Mais aussi une lueur d’incrédulité. Car ces dernières semaines, l’ancien arbitre de foot et le patron du cyclisme mondial en ont vu du pays, c’est vrai, mais aussi des vertes et des pas mûres. Il faudrait écrire un livre entier pour pouvoir raconter ce que ces deux hommes ont dû surmonter depuis leur premier coup de fil échangé le soir du 16 août dernier. Un livre qu’on serait pourtant tenté de ranger dans la catégorie « fiction ». « Il y aurait clairement un film à faire », sourit David Lappartient.
Dans cette épopée, peu banale mais bien réelle, interviennent un milliardaire philanthrope canado-israélien, la Fifa, des pays du Moyen-Orient, des appels téléphoniques passés à 1 heure du matin à trois conseillers fédéraux suisses, un curieux numéro de téléphone portable commençant par 075, des visas pour 125 Afghans sans passeport mais avec, pour unique pièce d’identité, un acte de naissance écrit à la main. Une épopée où des troupes américaines se replient en toute hâte, où un Etat limitrophe de l’Afghanistan autorise l’embarquement de ces 125 personnes en tongs et tenue traditionnelle à bord d’un avion stationné sur son sol. Une épopée où de nombreux acteurs risquent leur vie et doivent rester anonymes, où une lettre est jugée « trop diplomatique », où deux hommes se font passer pour les oncles de deux mineurs non accompagnés, où des primes d’assurance ont été triplées pour que l’avion puisse décoller d’un aéroport sans contrôle aérien. Puis une escale à Tirana, en Albanie, où tout se bloque. Et puis, Philippe Leuba qui y passe cinq jours avant de pouvoir embarquer 38 personnes – dont toutes les cyclistes – dans un avion Easyjet qui atterrit le 8 octobre à l’aéroport de Genève. Enfin !
« Sylvan Adams, le propriétaire de l’équipe Israël Start-Up Nation, m’a informé d’une opération qui était en cours. J’ai immédiatement demandé ce qu’on pouvait faire », raconte David Lappartient. « Par le canal de la fédération cycliste d’Afghanistan, j’ai eu accès à une liste de personnes, notamment des cyclistes féminines, qu’il fallait évacuer, parce qu’elles étaient en danger. On avait d’abord 35 places. L’opération a traîné et on a réfléchi à la façon de les faire sortir du pays, sachant que les frontières étaient fermées. »
Mais que tout cela a été compliqué ! « Je suis conseiller d’Etat. Je ne suis ni dans la diplomatie, ni dans l’humanitaire, ce n’est pas mon boulot ! Sortir des gens d’Afghanistan, concrètement, je ne sais pas comment on fait ! » Philippe Leuba a appris.
Dans cette affaire, la Suisse a été bien plus réactive que beaucoup d’autres Etats. « Exemplaire. Le pays le plus rapide, le plus efficace », salue le patron de l’UCI. « C’est une forme de démonstration qu’il y a un cadre juridique que tout le monde comprend, mais qui est complètement inadapté à des situations d’exception comme celle-là », convient Philippe Leuba.
Elles et ils sont donc 38 à être désormais réparti.e.s à travers les différents centres de requérant.e.s d’asile de Suisse. Les 21 cyclistes rejoindront bientôt Aigle et le Centre mondial du cyclisme pour pouvoir s’entraîner. « Les cyclistes sont aujourd’hui officiellement attribuées au Canton de Vaud », assure le conseiller d’Etat. « Il y a un vrai projet d’intégration par le sport. On a mis à disposition l’Evam (Etablissement vaudois d’accueil des migrants), à Lausanne, pour assurer leur intégration au mode de vie à l’occidentale. Tout ça est préparé, et il y a désormais un vrai projet derrière. Heureusement, parce que ces gens-là avaient toute leur vie dans un caddie depuis des semaines ! »
Il reste encore un rêve au président de l’UCI, celui qu’une équipe afghane soit alignée au départ du tout premier tour de Romandie féminin, dans une année. « Quel symbole ce serait. Fantastique ! », jubile d’avance Philippe Leuba.
Grâce à l’exfiltration organisée pour les femmes cyclistes, plusieurs autres personnes menacées sont arrivées en Suisse : une juge en charge des abus sexuels en Afghanistan, des diplomates, des journalistes, des défenseurs des droits de l’homme, des artistes et … un pianiste virtuose de 13 ans.
L’affaire est au final un succès, mais Philippe Leuba n’en sort pas indemne. « On n’est plus le même après avoir vécu ça. On sait qu’il y a 38 millions d’Afghans, dont la moitié des femmes … On ne peut pas toutes et tous les sortir … Ca fait prendre conscience du drame humain, mais aussi des limites de nos capacités. Vous ne pouvez pas demander à l’UCI et à un conseiller d’Etat vaudois de sortir des millions de personnes d’Afghanistan. On en laisse derrière, c’est vrai. Mais il y a aussi 38 âmes qui ont un avenir. »