Remco Evenepoel : « Mon corps a refusé de prendre le virage »
Le jeune prodige belge de l'équipe Deceuninck-Quick Step raconte pour la première fois en détail sa terrible chute lors du Tour de Lombardie, dont il ne s'explique toujours pas les raisons. Il veut se servir de cet accident pour reprendre bientôt le cours de sa carrière prometteuse.
Entre cinq jours par semaine dans un centre de rééducation à Anvers et ses premières sorties à vélo autour de chez lui près de Bruxelles, Remco Evenepoel se donne tous les moyens pour retrouver la compétition au plus vite en 2021, après sa fracture du bassin au Tour de Lombardie le 15 août dernier. Si le prodige belge de l'équipe Deceuninck-Quick Step ne s'est fixé aucune échéance pour sa reprise, cet accident dans la descente du mur de Sormano, quand il a basculé dans le ravin par-dessus un parapet à l'entrée d'un petit pont, lui a permis de voir la suite de sa carrière différemment. « Ça a donné un nouveau sens à ma vie », confie-t-il avec une incroyable lucidité pour un jeune de 20 ans. Même s'il s'est fait très rare dans les médias depuis l'accident, il n'a rien perdu de son aisance verbale.
« Qu'est-ce qui est le plus compliqué pour vous actuellement : vos séances de rééducation ou bien regarder les courses à la télévision ?
Clairement, regarder le vélo à la télévision. Quand je vois mon équipe qui marche super bien au Giro (le Portugais Joao Almeida est en tête du classement général après 15 étapes), je suis évidemment heureux pour les copains mais d'un autre côté, ça me fait mal. Normalement, ils auraient dû travailler pour moi de la même façon et je ne peux pas m'empêcher d'y penser. Oui, sans cette chute je pouvais être là aussi, peut-être à la place de Joao avec le maillot rose mais le destin en a décidé autrement. Je n'ai pas le choix, je dois l'accepter.
Vous vous sentez un peu à l'écart ?
Pas du tout, ça me donne encore plus de motivation pour revenir et retrouver ma place, celle que j'aurais dû avoir au Giro. Il n'y a pas un jour où je ne pense pas à mon retour en compétition. Rien n'est encore programmé mais dès que j'arrive au centre de rééducation le matin à Anvers, j'ai ça en tête. C'est ce qui me donne beaucoup d'envie de travailler, même si la route est encore très longue.
Vous vous sentez toujours dans la peau d'un coureur devant votre poste de télévision ?
Toujours ! Quand j'ai regardé l'étape de contre-la-montre samedi dernier au Giro, j'étais avec mon père à observer la position de Ganna (le vainqueur de la 14e étape) mais aussi pour revoir les endroits importants du parcours que j'avais pointés lorsque j'étais allé faire des reconnaissances. Je ne peux pas m'empêcher de me mettre à la place des gars. Je vis la course comme si j'y étais, je sais quel endroit va être dangereux, roulant ou technique. J'ai toujours des commentaires à faire devant ma télévision comme si j'étais en course, à bloc comme les copains.
C'est une grande frustration ?
Le temps a adouci tout ça. C'était dur au début, je me sentais impuissant, mais tout a changé depuis que je suis remonté sur le vélo pour la première fois le jour même de la première étape du Giro (le 3 octobre). C'était peut-être un signe (rires)... Mais j'ai réussi, à partir de ce moment-là, à faire la part des choses, à mettre de côté ma frustration de ne pas être en course pour me concentrer uniquement sur la chance que j'ai de pouvoir refaire du vélo. Cette première sortie a été comme une vraie victoire pour moi, surtout parce que les médecins n'avaient pas prévu que ça arrive aussi rapidement. Même avec eux, je suis un compétiteur !
Le manager de votre équipe, Patrick Lefévère, a confié pendant le Tour de France qu'il vous avait eu au téléphone et que vous lui aviez parlé de courir la Vuelta. Il vous a gentiment pris pour un fou...
Oui, c'était de la folie mais j'y avais quand même pensé car cinq semaines et demie après l'accident, j'étais déjà sur les rouleaux et je me sentais bien. Je me disais qu'avec un peu de sorties plus tard à vélo, je pourrais aller à la Vuelta (qui s'élance ce mardi) juste pour m'entraîner en vue de la saison prochaine. Mais j'ai vite compris ensuite que ce n'était pas si simple de remettre en place un organisme après une telle chute. Au centre de rééducation, on s'est rendu compte que j'avais des muscles bloqués...
Vous n'avez eu aucune appréhension en remontant sur le vélo ?
Je n'ai rien oublié de cette chute mais ce n'est pas pour ça que j'y pense tous les jours. Et encore moins quand je suis remonté sur le vélo. Jamais je ne me suis affolé au premier virage en m'imaginant que j'étais incapable de le passer sans tomber à nouveau.
Vous souvenez-vous exactement des moments qui ont précédé votre chute ?
Tout est clair dans ma mémoire. Je me vois encore prendre la tête du groupe dans la descente du Muro (de Sormano) avant de reculer derrière les autres alors qu'on arrivait sur un faux plat. Je voulais surtout récupérer un peu et ne pas faire trop d'efforts supplémentaires à ce moment-là, car je savais ce qui nous attendait avant l'arrivée. Et puis Nibali a accéléré, tout le monde était en file indienne derrière lui. Je me sentais à l'aise mais c'est là que j'ai commencé à penser aux deux virages dangereux qui approchaient avant le pont. Je voyais aussi sur mon Wahoo (son mini-ordinateur GPS) que cet endroit qu'on avait évidemment pointé était de plus en plus proche. Je me souviens que j'ai commencé à beaucoup cogiter. Je me disais : "Fais attention, si tu tombes là, c'est fini."
Que s'est-il passé alors ?
Depuis le sommet du Muro, je ne pensais qu'à ces deux virages dangereux. Quand on est arrivés à cet endroit, j'ai senti comme un peu de panique. Je ne sais toujours pas l'expliquer précisément. C'était un sentiment étrange, comme si j'étais tout d'un coup paralysé. Tout s'est bloqué à partir de là, je n'étais plus maître de mon vélo. J'avais réussi à bien passer le premier virage à droite, j'étais bien en ligne, mais pour le deuxième à gauche c'est comme si mon corps et mon cerveau avaient oublié le réflexe de tourner. C'était vraiment bizarre, j'étais totalement conscient mais à la fois mon corps a refusé de prendre le virage.
Vous avez revu les images ensuite ?
Il n'y en a pas beaucoup, seulement des vues d'hélicoptère juste au moment de la chute. On ne voit pas les deux virages précédents. Peut-être que j'ai manqué de confiance quand il a fallu suivre la trajectoire des gars qui étaient devant moi. J'ai perdu un peu de terrain et j'ai dû paniquer en prenant trop de risques pour ne pas être décroché. On voit bien que je prends le mur avec ma jambe (droite), à cinq centimètres près je pouvais passer.
Vous n'avez jamais perdu connaissance ?
Non, je me souviens quand j'ai atterri en contrebas du muret, j'avais du mal à respirer. Pendant les premières secondes après le choc, je ne pouvais plus bouger et je commençais à étouffer. Je n'ai pas vraiment paniqué mais je me suis dit que ce n'était pas bon. Mais un médecin est vite arrivé, il a effectué les premiers gestes de secours, il m'a fait bouger les doigts et les orteils. C'est là que je me suis dit que tout fonctionnait bien, je voyais tout, j'entendais tout et je pouvais même répondre aux questions. J'ai commencé alors à reprendre la respiration plus calmement.
Vous ne vous êtes jamais dit que tout pouvait s'arrêter là ?
Je n'ai jamais pensé à la mort, même quand j'étais allongé dans le ravin. J'ai vite essayé d'imaginer au moment où je reprendrais le vélo. Ma chance, c'est d'être encore très jeune, je pense qu'un coureur de trente ans aurait dû arrêter là sa carrière. Moi, je suis encore tout neuf.
Cet accident a-t-il changé la vision de votre carrière ?
Non, plutôt ma façon d'aborder ma vie de tous les jours. Je me rends compte que je m'attache plus à des petits détails qui, avant cette chute, n'avaient aucune importance à mes yeux. Je ne pensais pas que je me poserais un jour autant de questions sur le bonheur de manger un gâteau le dimanche après-midi après une sortie d'entraînement. Je me rends compte qu'aujourd'hui, je ne dis plus : "Je dois aller m'entraîner" mais plutôt "j'ai envie d'aller m'entraîner". Même sur le vélo, je ressens un sentiment que je ne connaissais pas. Celui de vivre, tout simplement.
Vous êtes un des sportifs dont on parle le plus dans les journaux et à la télévision en Belgique, votre popularité est déjà immense. Ce coup d'arrêt ne risque-t-il pas de vous faire un peu oublier ?
Ça non plus, je ne l'aurais pas dit auparavant car normalement j'aime bien en effet qu'on parle de moi, mais depuis la chute, je préfère vraiment qu'on m'oublie. Qu'on me laisse le temps de travailler ma rééducation, que je fasse tranquillement une première sortie d'entraînement de quatre heures puis une autre de cinq heures. Après viendront les tests dans notre centre de Louvain et on pourra commencer à penser à un retour à la compétition. Mais ça, je ne veux pas que ce soit exposé partout, je veux qu'on me laisse le temps nécessaire avant de reparler de victoires et de palmarès.
Vous avez été beaucoup sollicité ?
Comme depuis mes débuts, on veut voir ma tête partout mais cette fois, ce n'était vraiment pas le moment de parler de moi. Je suis au travail tous les jours pendant la semaine. Quand je rentre du centre de rééducation à Anvers ou que je reviens d'une sortie à vélo, je suis totalement épuisé et incapable de répondre à des journalistes. Je ne pense qu'à une chose, c'est de manger un peu et d'aller me coucher. Je sais que les gens veulent savoir ce que je deviens mais j'ai préféré m'imposer ce silence durant toute cette période.
À quoi vous raccrochez-vous aujourd'hui pour garder espoir ?
La passion de la victoire. C'est sans doute cette passion qui m'a fait aller tout droit dans un mur, qui m'a fait basculer dans un ravin, mais c'est elle qui me maintient debout pour croire encore plus en moi. »