- 16 mai 2020, 06:32
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Un peu de lecture sous la plume de l'excellent Stéphane Thirion du quotidien Le Soir:
Appelé à un destin dont il ne soupçonne pas lui-même les contours les plus prestigieux, Remco Evenepoel ronge son frein, du haut de ses 20 ans, l’âge auquel on bouge, on s’impatiente, on veut réussir, on veut aimer et être aimé. L’âge auquel on veut profiter malgré de lourdes responsabilités, celles qui incombent à un sportif professionnel. Dans le cocon familial de Schepdaal, entouré de ses parents, de sa copine, Remco ne se plaint pas. Son sourire inonde les réseaux sociaux qu’il alimente avec imagination et bonne humeur, à l’image de son attitude durant cet entretien accordé, confinement oblige, par téléphone.
Remco, vous nous disiez la dernière fois, fin mars, que ce n’était pas trop compliqué ce confinement. Et ici, à la moitié du mois de mai ?
Les choses ont peu changé. Je ne trouve pas cela difficile à vivre car, quoi qu’il se passe, mon métier, c’est d’abord de l’entraînement et le plus souvent seul. Après, on se repose, on mange, on va dormir. La seule chose qui manque, c’est l’arrêt à une terrasse, boire un petit café, discuter avec les gens. Ici, je vais m’acheter des boissons dans une grande surface où je fais la file, c’est moins drôle mais j’ai le sentiment que la vie normale reprend petit à petit, alors, je garde le moral.
À partir de lundi, les entraînements collectifs seront autorisés, cela change quelque chose pour vous ?
Pas fondamentalement. Les stages à l’étranger ne seront toujours pas accessibles mais l’équipe scrute des possibilités en Ardenne, à condition que nous puissions être logés, ce qui m’arrangerait car je préfère m’entraîner en Ardenne qu’en Flandre (NDLR : le Brabançon s’est offert une sortie, cette semaine, en visitant plusieurs incontournables de la Doyenne, dont le Stockeu et La Redoute). J’ai hâte car la compagnie des autres me manque. La compétition, je sais qu’il faudra encore attendre. Là, je devrais être au Giro et je suis à la maison…
Avez-vous trouvé des choses positives pendant ce confinement ?
Oui, le retour aux choses simples. La semaine dernière, par exemple, nous avons joué pendant cinq heures à des jeux de société à la maison avec mes parents et ma copine. Pas de télévision, de smartphone ni d’ordinateur. Puis nous avons fait une promenade, on a mangé et on a rejoué ! J’ai hâte qu’on recommence !
L’entraînement en solitaire, c’est une volonté ou une obligation liée au confinement ?
Dans ma région, il y a peu de coureurs, mais je pars souvent avec le fils de Bert Roesems (ancien grand spécialiste du chrono). On s’entend bien, il habite à dix bornes de chez moi. Cela fait du bien de parler à quelqu’un d’autre qu’à un membre de sa famille. On part parfois pendant quatre heures, on se relâche la tête, cela me fait du bien car je sais que les semaines d’entraînement seront encore très longues.
Et vous allez où ?
Dans les Flandres, j’ai un parcours heureusement assez exigeant, dont un de 200 kilomètres que je m’impose une fois par semaine pour avoir le sentiment d’avoir eu une grosse journée !
Le paradoxe, c’est qu’à ce stade de la compétition, vous devriez être au sommet de votre condition et, qu’ici, vous essayez… de ne pas l’être. Comment faites-vous ?
L’entraînement intensif ne doit pas être trop intensif, c’est aussi simple que cela. Il faut pouvoir se freiner, même si cela me manque de me « tuer » dans de gros efforts, ce qui va revenir dans peu de temps car, à partir de début juin, il faudra augmenter l’intensité. Même si, et c’est cela le plus compliqué, je dois faire en sorte que mon pic de forme intervienne fin septembre, début octobre, pour les Mondiaux et le Giro.
Des Mondiaux dont on se demande s’ils se dérouleront. Cela aussi, c’est compliqué : les doutes, les changements permanents…
Ah oui ! C’est même exaspérant. Si la Suisse devait être annulée, au profit du Qatar par exemple, il s’agirait réellement d’une catastrophe pour moi. Le parcours y est magnifique. Je comprends les difficultés auxquelles sont confrontés les organisateurs, les décideurs mais il faut, au cours des jours à venir, que nous recevions un programme ferme et définitif, qu’on arrête de le modifier parce que les choix de courses sont difficiles aussi pour les coureurs. Afin de maintenir la motivation et la concentration, c’est essentiel.
Vous seriez prêt à accepter qu’on dise : « Plus de course cycliste en 2020 ? »
Franchement, j’essaie de ne pas y penser mais je ne suis pas sourd ni aveugle aux événements. Si cela arrive, tout le monde sera dans le même bateau. Je resterai positif, je m’entraînerai déjà dans la perspective de la saison prochaine et d’être en forme très vite dès la reprise. J’accepterai mais je m’inquiéterai car si c’est le cas, des équipes risquent de disparaître.
Soyons dès lors résolument optimistes en admettant que la compétition reprenne début août. Quel serait votre programme ?
Jusqu’ici, nous avons défini deux objectifs : les Mondiaux et le Giro. Pour atteindre ces épreuves dans la meilleure forme, j’ai certainement besoin de courses par étapes. Vous me parlez du Tour de Wallonie (en théorie du 19 au 23 août), avec plaisir, sincèrement, si mon équipe y va ! J’aimerais également être intégré avec les coureurs qui participeront comme moi au Giro pour faire connaissance, pour acquérir des automatismes, pour créer une belle ambiance entre nous. Parmi ces courses à étapes, il est presque certain que j’irai à Tirreno-Adriatico, du 7 au 14 septembre. Je devais déjà y aller en mars, c’est une belle course, exigeante, avec des arrivées qui me conviennent.
Et un contre-la-montre. C’est important d’avoir un chrono dans une épreuve ?
Pour moi, c’est capital. En début de saison, j’avais choisi toutes des courses de cinq jours ou d’une semaine selon le fait qu’il y avait un chrono, comme en Argentine, en Algarve, à Tirreno. Le but, c’était d’être dans l’atmosphère de la préparation d’un contre-la-montre dans la perspective des Jeux olympiques. Car une journée de chrono, c’est un rituel : l’échauffement, la nutrition, la reconnaissance, le matériel. Cela me passionne. On ne participe pas à cet effort particulier sans repères. Ma première épreuve pourrait ainsi être le Tour de Pologne (début août), c’est de surcroît une course du World Tour (réduite de 7 à 5 jours comme le Dauphiné). J’aime bien quand il y a un chrono car il faut appeler un chat un chat, cela me permet d’y faire la différence !
Vous avez beaucoup roulé sur votre vélo spécifique du contre-la-montre ?
Pas depuis le début du confinement. Je recommence la semaine prochaine. Mon vélo devait subir plusieurs réglages, il est prêt, je vais donc pouvoir m’y remettre.
Le sujet est certes technique mais par rapport aux Mondiaux du contre-la-montre (23 septembre en théorie) quels seront vos arguments par rapport à ceux qui sortiront du Tour, comme Dumoulin, Roglic, Dennis, Froome et compagnie ?
On verra au soir de l’épreuve s’il était capital d’aller au Tour ou non. À partir du moment où il n’était pas question pour moi de participer au Tour, j’ai commencé, mentalement, ma préparation pour cet objectif exclusif. Ce ne sera pas le cas des concurrents du Tour qui auront d’autres chats à fouetter. Je ne dois donc pas regarder les autres et me concentrer. Je connais ma personnalité, je sais déjà comment je me comporte dans la préparation d’un objectif. Je suis parti l’année passée aux Mondiaux après avoir couru à San Sebastian, au Tour d’Allemagne et au Canada. C’était peu mais suffisant ! Pour un chrono, il faut avoir la meilleure forme possible, la fraîcheur au jour précis et donc, à mon avis, davantage une préparation spécifique, à l’entraînement et sur le parcours. Dans mon esprit, l’idée est de prendre le départ du premier chrono du Giro avec le maillot de champion du monde. Je me fixe là-dessus et cela me suffit. Ce que feront les autres ne m’intéresse pas.
Par rapport aux Français, aux Monégasques, vous avez pu rouler en Belgique. C’est une différence ?
Psychologiquement, déjà, oui. Car la météo a été très favorable en Belgique pendant le confinement. Je ne pensais pas que je pourrais sortir autant et en profiter, c’est tout de même bien plus sympa que le home-trainer. J’ai souvent pensé aux amis qui devaient regarder le ciel et le soleil dehors, leur écran à l’intérieur. Nous aurons l’avantage d’être plus vite en jambes quand les entraînements intensifs reprendront en extérieur.
À ce propos, pourquoi ce challenge du Mur de Grammont, 300 kilomètres, 50 montées ?
Il y a bien des coureurs qui font Milan-Sanremo sur la même distance, non ? J’ai été raisonnable, j’avais l’accord de l’équipe, évidemment. Mon entraîneur avait calculé la puissance que je devais développer dans chaque ascension pour tenir sur la longueur. Dans les descentes, je ne pédalais que dans le vide, pour maintenir les jambes en mouvement. Puis je savais qu’un tel défi, on ne le réalise qu’une ou deux fois par an. À la fin, je n’étais pas mort, c’était une belle journée, chaude, ensoleillée, et après, le plaisir ultime fut d’aller manger des frites avec la famille ! Je me suis reposé pendant une semaine, j’avais mal au dos, aux mains, aux jambes, aux bras à cause des pavés mais tout cela était prévu, ce n’était pas un caprice.
Nous en parlions récemment avec votre patron, Patrick Lefevere, comment appréciez-vous les éloges, les louanges un peu partout ? Albert Contador dit que vous pourriez gagner le Giro…
C’est plus chouette de lire cela que des critiques. Cela me donne beaucoup de motivation. Les éloges ne me donnent pas la grosse tête, au contraire. Cela m’apaise, cela me réconforte. Si un champion comme lui, grand spécialiste des Tours dit cela de moi, c’est encore plus grisant. Quand je lis ça, je prends mon vélo, je me concentre, je respecte plus que jamais le planning de travail, je me vois gagner des courses, je me soigne, je fais attention à tout. Mon entraînement en est plus simple, donc j’aime bien qu’on me promette de grandes choses ! Je fais ce métier pour cela, chaque minute. Jamais, jusqu’ici, je ne me suis pris la tête.
Il est vrai que vos prestations en début de saison ont marqué les esprits. À quel niveau étiez-vous au Tour d’Algarve ?
Entre 80 et 85 % de ma forme optimale. Mais je vais être honnête : j’avais préparé l’Argentine et l’Algarve avec une minutie particulière. Il y avait un chrono à chaque fois. Au-delà de cette caractéristique, j’avais déjà l’esprit à la victoire en novembre, puis en décembre. Je pesais quatre kilos de moins que douze mois plus tôt. Mes tests à l’effort étaient bien meilleurs qu’en 2019. J’ai appris de mes erreurs de débutant à tous les échelons, dont celui de la nutrition. Je voulais être prêt pour une grande saison, avec les JO en point d’orgue…
Vous devrez sacrifier Liège-Bastogne-Liège au profit du Giro, c’est cruel ?
Très. Tout le monde sait que Liège est la course de mes rêves. Mais je n’ai pas le choix. Pour mon apprentissage, il est indispensable que je participe à une course de trois semaines. Je reviendrai à Liège tous les ans, c’est clair !
Nous n’avons aucun doute sur votre franchise mais n’avez-vous jamais pensé, un jour, une nuit : « Quitte à ne pas courir beaucoup, autant aller au Tour de France ? »
Non, sincèrement. D’abord parce qu’il n’y a qu’un chrono au Tour, l’avant-dernier jour et en plus en côte. Il me conviendrait bien, cela dit, mais il sort du standard des spécialistes avec le vélo adapté, les casques etc. Ensuite, parce que je ne suis pas certain d’accepter et de subir dès maintenant la pression d’un tel événement, à quoi bon ? Enfin, parce que le Giro est taillé pour mes capacités, surtout au début. En principe, je devrais prendre le départ du Tour 2021 Copenhague, car il y a un chrono, mais cela dépendra de la tenue ou non des Jeux olympiques, donc on en revient au même questionnement qu’en 2020. Le sujet ne me tracasse pas, le Tour, j’ai encore le temps.
Vous êtes très à l’aise avec les langues, c’est aussi un don ou beaucoup d’apprentissage et de travail ?
À l’école, mes meilleures notes étaient en langues et en sport. À Anderlecht, la plupart du temps, les entraînements étaient donnés en français, car il y avait beaucoup de joueurs francophones. Au PSV Eindhoven, tout était en néerlandais ou en anglais. C’est vrai que le multilinguisme ouvre des portes et un regard différent sur le monde. J’adore cela !