Un nouveau portrait de cycliste oublié.
Publié par Wallers, en juillet 2050.
Le coureur du Giro
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Nous sommes déjà en 2050, comme le temps passe ...
Quand je raconte cette histoire à mes petits-enfants, ils ne me croient jamais et me traitent de fou. Pourtant, c'est la réalité, je le jure : Dans un passé désormais lointain, il existait une grande course cycliste qui se déroulait au-delà des Alpes et se nommait le Giro.
Certes, le Giro était d'abord réputé pour ses hôtesses de podium. C'était avant le premier Grand Confinement et les gestes barrières, il y avait donc encore des podiums. Et ces hôtesses ont rendus folles de jalousie plus d'une Carnivora.
Mais, à côté de ça, c'était aussi une véritable course, avec de vrais coureurs et sur de vraies routes (ou presque), pas une compétition virtuelle d'avatars sur zwoogle.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, parmi les participants au Giro, on trouvait de nombreux coureurs cyclistes italiens.
Là, en général, mes petits-enfants m'interrompent et me disent : "Pépé, tu te moques de nous, on n'a jamais vu un italien sur un vélo !". C'est vrai que, moi-même, ça fait bien longtemps que je n'en ai pas vu, à tel point que mes souvenirs commencent parfois à s'embrouiller un peu …
Compte tenu de cette spécificité, l'organisation du Giro était marquée par la recherche d'équité, pour que chacun ait sa chance. Ainsi, le règlement prévoyait quelques légers aménagements permettant aux compétiteurs locaux de pouvoir s'exprimer face aux légions barbares étrangères.
Le coureur italien avait le droit d'être poussé du pied des cols jusqu'à leur sommet (et si ça ne suffisait pas, on enlevait les cols). Il pouvait s'échapper dans un tunnel en roulant dans le coffre de la voiture du directeur de course et était assisté par le souffle d'un hélicoptère sur les chronos. Et, en cas de coup de mou, il pouvait prendre un peu de bonbons à la cocaïne pour retrouver du peps.
Pour équilibrer les chances, le coureur étranger était conspué tout au long du parcours, on lui jetait des clous sous les roues, on le faisait tomber dans les montées de cols, on lui versait du laxatif dans son café au matin d'une étape d'une montagne, on cherchait à le soudoyer et, si ce n'était pas suffisant, on lui inventait de faux contrôles positifs.
Toutes les fois où ces traditions séculaires n'ont pas été assez respectées, des étrangers ont pu s'imposer en rentrant de la plage.
De nos jours, peu de gens peuvent l'imaginer, mais pendant longtemps le Giro a été l'une des plus grandes courses au monde, un peu comme peuvent l'être aujourd'hui le Tour du Turkménistan - Mémorial David Lappartient ou les Hammer Series de la base lunaire Kim Il-sung.
Les plus grands écrivains ont chanté sa légende, de Dino Buzzati à Albator Conterdo. En effet, outre son haut niveau sportif, le Giro possédait un parfum inimitable, lié non seulement à l'art de la combinazione et de la commedia dell'arte qui le caractérisait, mais aussi à la ferveur populaire qui l'entourait et qui baignait dans un sentiment mystique quasiment religieux. En témoigne l'apparition de la Madone à Marco Pantani (ou peut-être la disparition de Pantani à Madonna, j'avoue que je ne sais plus très bien ...).
C'était par ailleurs un événement très festif et des soirées étaient régulièrement organisées dans les hôtels des équipes, animées avec brio par des compagnies de carabinieri.
Mais revenons aux cyclistes italiens du Giro, ainsi qu'à leur triste extinction. On pouvait les classer en plusieurs catégories :
Le campionissimo : Une race mythique et légendaire. De nos jours, les historiens s'accordent pour considérer qu'ils n'ont jamais existé et étaient juste des éléments de l'imagerie populaire permettant d'entretenir l'illusion d'une grandeur nationale passée. Mon grand-père m'en parlait parfois, j'avoue que je le prenais un peu pour un fou.
Le fuoriclasse : Le niveau en dessous. Plutôt doué, mais souvent un poil feignasse, préférant rester dans son petit confort plutôt que de franchir les frontières pour aller affronter les stranieri sur leurs terres hostiles et brumeuses. Leur existence est scientifiquement avérée jusque dans les années 1970. Ensuite, l'espèce a décliné progressivement, pour finir par s'éteindre complètement. Dans les années 2000, on trouvait encore quelques fuoriclasse adolescents, mais ils n'atteignaient plus jamais l'âge adulte.
Le gregario : L'équipier du campionissimo ou du fuoriclasse. Autant dire qu'il s'est rapidement retrouvé au chômage technique. Néanmoins, pendant longtemps, de nombreux petits malins, s'inspirant de manière détournée du Désert des Tartares, en ont profité pour glander pendant toute leur carrière, prétextant attendre l'arrivée hypothétique d'un leader providentiel dans leur équipe. Mais cela a fini par se voir et, à la fin, les seuls qui arrivaient encore à passer pro étaient ceux qui avaient une soeur hôtesse de podium.
Le sprinteur : Bosser dix minutes par jour et une étape sur deux ou trois, le métier de sprinteur était fait pour le coureur italien. Mais à la longue, même ça c'est devenu trop fatigant pour eux et les sprinteurs italiens ont aussi disparu. Les derniers spécimens auraient été observés par des ethnologues en 2019 dans les forêts d'une île malaisienne.
Le grimpeur : Les meilleurs grimpeurs italiens étaient surnommés les tifosi. Montant les cols à pied en courant, ils étaient les principaux contributeurs du respect du Règlement (comme le montre ce document d’archive très éloquent :
https://i2.wp.com/dopagedemondenard.com ... ette-2.jpg ). Mais leur rôle a fini par s'avérer presque inutile après l'arrivée des docteurs en "i".
Le client des docteurs en "i" : Prenant la suite des mages de l'époque antique, les docteurs en "i" sont apparus dans les années 1980 et 1990. Ils délivraient une fameuse potion magique qui transformait le gregario en fuoriclasse, c'était une période bénie. Mais, déjà fragilisés par des cabales menées contre eux par des jaloux qui préféraient les vétérinaires en chemises à carreaux, ils ne résistèrent pas à l'arrivée dans les années 2010 des marginal gains à l'anglo-saxonne. S'ils n'avaient pas fait bénéficier que les coureurs locaux de leur grand savoir, leur disparition coïncida par le plus grand des hasards avec le déclin définitif du cyclisme italien.
Le Bardiani : Plébéien du peloton, le Bardiani de la première époque n'avait pas les moyens de s'offrir les services des docteurs en "i". Il faisait donc sa petite popote dans son coin et cet amateurisme fit qu'il a été chopé par la patrouille plus souvent qu'à son tour. Par la suite, privé de toute capacité à pouvoir suivre le rythme des autres coursiers, le Bardiani est devenu une sorte de personnage folklorique tout juste bon à faire rire les enfants et les simples d'esprit.
Malheureusement, le déclin du cyclisme italien, couplé au désintérêt progressif des équipes étrangères (préférant les montées plates et les courses bloquées qu'on leur proposait en France, elles n’envoyaient plus en Italie que des asthmatiques, des sauteurs à ski ou des footballeurs cadets) finit par sonner le glas du Giro.
Les dernières années, pour tenter d'attirer encore un peu l'intérêt du public, les organisateurs se mirent à ajouter des animations extra sportives, avec des jeux débiles (jouer aux quilles avec des motos dans le peloton, lancer un cintre le plus loin possible dans un champ de neige ...) et même des exhibitions animalières assez cruelles, sous la forme de duels entre des tortues et des requins édentés.
Mais c'était trop tard, le mal était fait.
La dernière édition du Giro se disputa en 2021. Elle n'alla pas à son terme, interrompue par le début du deuxième Grand Confinement. Ce qui priva d'une victoire annoncée le malheureux Davide Rebellin, qui avait dominé assez nettement Jambaljamts Sainbayar et Nicola Jolidon dans les Dolomites.
Vainqueur en 2020 devant Antonio Nibali, François Bidard restera donc définitivement le dernier nom inscrit au palmarès. Il était rentré de la plage trois jours avant le départ.