Grosse, grosse tartine et bouquet final de ma saison, mon premier Ultra :
Ce qu’il y a d’excitant quand on prend le départ de son premier ultra, c’est que, à moins d’être un barjot, on a jamais fait la distance de l’épreuve à l’entraînement. C’est à la fois excitant, stressant et rassurant.Excitant parce que c’est un saut dans l’inconnu. Au départ, j’attends avec impatience le moment où les 300km s’afficheront au compteur et où ce saut dans l’inconnu commencera vraiment.Stressant parce qu’on a aucune certitude et beaucoup de questions. Aucune idée de comment notre corps va réagir. Est-ce que la fatigue sera rédhibitoire ? Est-ce qu’une blessure ne viendra pas mettre rapidement fin à cette idée absurde ?Rassurant parce qu’un seul objectif compte : la ligne d’arrivée. Pas de stress de classement, donc.Et puis, j’ai tendance à intellectualiser les choses, alors l’expérience mentale de la fatigue poussée à ses limites, ça m’attire.
La course s’appelle « L’Equinoxe des Trappistes », 725km à boucler en 48h maximum du lever de soleil du vendredi 20 septembre à celui du dimanche 22 septembre. 725 km à travers les Flandres et la Wallonie en reliant 6 abbayes trappistes : Westvelteren, Westmalle, Achel, Chimay, Rochefort et Orval dans l’ordre. Les trappistes sont malheureusement ici un prétexte, pas de dégustation prévue avant l’arrivée… 725km et le trois quarts du dénivelé sur les 120 derniers km. Pas de ravitaillement en dehors d’un endroit où faire une sieste après 400km, pas de soutien logistique ni mécanique.
Un logement est prévu la veille du départ et sur le lieu d’arrivée. La veille, les concurrents mangent et dorment ensemble. Je choisis de profiter de l’occasion pour me faire une petite visite d’Ypres et de la région avec mon frère qui me servira gentiment de lift pour cette course. On connait déjà le coin mais ça fait pas de mal de le redécouvrir, c’est un peu une madeleine de Proust de notre enfance.En fin de journée, me voilà au lieu de logement et de départ de la course. L’ambiance est très sympa et je fais connaissance. Il y a seulement 19 partants sur un peu plus de 20 inscrits. Par contre, on va dormir sous tente (aménagée). C’est pas que ça me dérange habituellement, mais cette nuit, le thermomètre devrait descendre jusqu’en dessous de 5°. Heureusement, j’ai prévu des couches et on est nombreux dans un petit espace, tant qu’on ne sort pas de nos sacs, ça devrait le faire.La soirée est sympa et permet de discuter. L’équipe organisatrice semble pas prise de tête, le but est de vivre une chouette aventure et qu’un maximum de coureurs arrivent à bon port. Franchement, ils mettent pas la pression. Le briefing est pareil. Les blagues fusent, ça détend. C’est parti pour une nuit que j’espère bonne.
La météo prévue est sèche, ça c’est bien, mais avec un vent de face assez consistant sur tout le parcours, ça c’est moins bien. Il viendra de l’Est toute la journée du 20 pour bien nous ralentir à travers des paysages sans arbres et autres dénivellations que quelques haies de jardin, et se tournera petit à petit pour souffler depuis le Sud et l’Ouest pour la fin. Bref, à part entre Achel et une partie de la traversée d’Est en Ouest vers Chimay, il devrait toujours être de face. Ça plombe un peu le moral au départ.
Réveil à 6h pour un départ prévu à 7h26 précise. Tout le monde se rassemble dans la pénombre pour déjeuner avant le check-in. Il fait froid et on se réchauffe avec du thé ou du café. On discute : « T’as prévu quoi comme ravitaillements ? », « Tu mets combien de couches ? »,… Les partants et l’équipe organisatrice, tout le monde se mélange. En fait, à bien y réfléchir et peut-être un peu naïvement, de l’encadrement ou des coureurs, je me demande à ce moment qui va le plus souffrir ?Personnellement, je suis excité comme une puce, mais avec une petite toile d’araignée dans le coin de la tête. Mes genoux, après une pause d’une dizaine de jours après la Suisse, semblent en partie remis. Mais par précaution, je n’ai plus fait que borner. Et uniquement ça. Sans jamais monter dans les intensités. Il y a rien à faire, je les sens bizarres dès que je pousse fort dans le cardio. Je ne me suis également quasiment plus jamais mis en danseuse depuis mon retour. Mais j’ai roulé des kms, beaucoup, longtemps, mais à un rythme 3ème âge.
Le temps d’installer les traceurs GPS sur les vélos - qui permettrons de suivre chaque coureur à la trace sur le site de l’organisateur -, de vérifier le matériel obligatoire, et tout le monde se regroupe sur la ligne de départ. Dans la fraîcheur matinale, j’ai hâte que les coups de pédales me réchauffent. 7H26, c’est parti ! Direction l’Ouest pour 7km et l’abbaye de Westvleteren, avant de virer vers l’Est pour longtemps. Le cortège de cyclistes se meut dans la brume déjà automnale des prairies flandriennes. A cet endroit de la Flandre, les casses-vitesses font office de côtes. Quand il fait clair, l’absence d’arbres permet de distinguer les clochers à des kilomètres à la ronde. Ça, les maisons et les quelques haies de cimetières du Commonwealth jalonnant la région, c’est tout pour le relief. On devait les voir arriver de loin, les casques à pointe en 14. Arrivés à Westvleteren, on nous distribue les capsules de bière locale qui serviront de preuves de passage dans chaque abbaye. Pour le moment, on tournicote les jambes et on discute. Ça me rassure et je serais bien partant pour continuer comme ça jusqu’au bout.
Comme plan d’attaque, je me suis donné pour but de dépasser un minimum les 70% de fcm sur les 300 premiers kms, et de continuer comme ça le plus longtemps possible si mon rythme me le permet. J’espère arriver au ravitaillement, après 400km, suffisamment tôt pour dormir 3h sans trop me mettre en danger pour les délais. Le lendemain, j’imagine que ça sera de la survie.A mon grand désappointement, le rythme augmente sensiblement une fois Westvleteren passé. 27-28 km/h de moyenne. En peloton ça passe crème, mais on sera pas à midi chez nous devant un plat de pâte. Et, avec le vent de face, je peux oublier l’idée de rouler seul à mon rythme. Je dépenserai pas beaucoup moins d’énergie pour me retrouver rapidement à des kms derrière. Un sujet cristallise les discussions : au 135e km, nous devons prendre un bac pour traverser l’Escaut. Hors, il n’y a qu’un seul bac toutes les demi-heures. Certains à l’avant comptent absolument attraper celui de 12h30. Personnellement, je m’en cale. Après le bac, il restera 590km et tout le dénivelé, de quoi allégrement gagner ou perdre toutes les demi-heures du monde. Mais comme déjà expliqué, il est inenvisageable de lâcher le groupe avec ce vent. C’est pas que j’ai du mal à suivre, loin de là, mais c’est que je le trouve beaucoup trop rapide pour la distance.
100km et nous voilà dans le contournement de Gand, le rythme a encore augmenté depuis le km 80, le compteur ne descend plus en dessous des 28km/h. On passe à côte du stade flambant neuf de La Gantoise. Et voilà la première chute ! C’est un des gars faisant partie de ceux bien décidés à continuer de visser en tête. Tout le monde s’arrête et en profite pour faire une courte pause et se débarrasser de quelques couches encombrantes. Le gars n’a rien et c’est soulagé que le groupe repart. Le mec est quand-même parvenu à se planter dans un petit virage au bas de la première descente de 50m depuis le départ. Directement, ça repart de plus belle ! Il reste un gros 30km avant l’Escaut et les gars tirent comme des malades. Un cycliste laisse tomber un truc, ses lunettes je crois, et il doit s’arrêter. Les gars de devant continuent de tracer ! Ça part en bordure et je m’énerve ! Je remonte le groupe et vais m’expliquer avec les gars en tête. Soit on attend personne en cas de pépin, soit on attend tout le monde ! Mais là, non seulement c’est débile de rouler ainsi mais en plus c’est salaud de pas attendre les gars qui vont ont attendu quand c’ est un de vos potes qui chutait ! Seule réponse « Oui mais il y a le bac !». Bordel de merde, le bac, il était là aussi quand leur pote s’est planté ! Tout le monde est énervé et du coup j’ai l’impression que ça roule encore plus vite. Ça lâche pas mal derrière et je remarque qu’on est plus 9 ou 10 en tête. Je me cale juste derrière les 4/5 mecs de têtes qui prennent des relais, bien décider à n’en prendre aucun. Je rumine.
Encore 10km et c’est le bac, après j’esp… Pschhhhhht. Et m… Crevaison ! En 20m mon pneu avant est tout plat. J’ai dû choper un saloperie en descendant d’une piste cyclable qui allait se terminer. Putain de merde ! Me faire chier à rouler comme un con pour prendre un bac une demi-heure plus tôt et voilà le résultat ! En deux minutes, les deux groupes de poursuivants passent. Au deuxième, un gars s’arrête et se met à m’aider, spontanément. Super sympa de sa part. Problème, une fois que je termine ma roue avant, je remarque que ma roue arrière a morflé aussi ! Dans l’énervement, je n’avais pas vérifié. J’avais pris deux chambres à air de secours, j’ai plus intérêt à crever d’ici le prochain vélociste que je croise. Avec tout ça, j’ai pris tellement de retard que si on carbure pas comme des malades, on va manquer le bac suivant et se prendre une heure de retard sur la tête de course dans les dents… Alors on trace comme des dératés. 32/34 de moyenne vent de face. Je laisse quasiment pas mon nouvel ami prendre de relais, je lui dois bien ça. Au bout d’un contre-la-montre de 8 bornes, on aperçoit enfin l’Escaut et son bac ! C’est déjà ça de pris. En observant le paysage pendant la traversée, je remarque que, à part mon guidon, j’ai pas regarder grand-chose jusqu’ici.
La traversée est courte, et c’est sans faire de réelle pause que je repars avec mon compagnon. Aucun de nous deux n’a pris la peine de consulter l’évolution de la course et c’est avec surprise qu’au bout d’une dizaine de km nous voyons débarquer dans notre dos un petit groupe de 5/6 collègues. Ils ont pris le bac avant nous mais en faisant un petite pause ensuite. C’est bon pour le moral parce qu’à deux pour chasser dans le vent, on risquait de vite perdre beaucoup de temps et d’énergie.L’ambiance dans le groupe est bonne. Ça blague, ça discute stratégie, fatigue,… Tout en gardant un rythme très correct. Le vent est toujours de face et prendre son relais n’est pas tout à fait reposant. Mais vu l’atmosphère bienveillante du groupe, c’est avec plaisir que chacun met la main à la pâte. N’ayant pas fait de pause avec mon généreux compagnon, nous n’avons pas remplis nos bidons et devons nous arrêter brièvement à cet effet. Mine de rien, il fait 20° passés et c’est pas que la Flandre offre beaucoup d’ombre. Nous laissons le groupe continuer sa route, en forçant un peu nous devrions revenir sur lui rapidement.
Mais c’est la journée des malheurs et c’est au tour de mon nouvel ami d’avoir des soucis. Sa transmission est HS et il ne peut plus passer sur le gros plateaux. Me voyant mal l’abandonner à son sort je l’accompagne chez un vélociste pour tenter de réparer ça. Aucun de nous n’est un pro en mécanique et il est inutile de chipoter pendant 30 minutes. Mauvaise nouvelle, le premier semble pessimiste pour une réparation minute. Lui n’a pas les pièces et il doute qu’un autre les aient et accepte de le faire à l’instant. C’est un peu la déprime. L’horloge commence à tourner et je l’accompagne chez un autre vélociste pas loin du parcours où je le laisse à son malheur. Non sans convenir qu’il me contacte s’il se remet en route, auquel cas je l’attendrai ou tenterai d’en convaincre les autres si je les rattrape. Mais ça commence à faire beaucoup pour seulement 165 bornes…
Et avec tout ça, le groupe doit être loin. Il reste 30km jusque l’abbaye de Westmalle, s’ils y font une pause et que je trace comme un pété, il y a peut-être moyen que je les rattrape ! C’est parti pour un clm de 30km, vent de face, en pleine heure de sortie des classes. Me voilà au-dessus des 30km/h, tout seul, à griller des cartouches et jouer à Mario-Kart version vélo dans une périphérie d’Anvers pleine d’écoles et de gamins en vélo. En fait, vu la densité de gamins à vélo sur les routes, je suis pas sûr qu’il y en ait un qui aille à l’école autrement que comme ça. C’est très impressionnant ! Je mords sur ma chique en me promettant que si je ne rattrape pas le groupe à Westmalle, je me calme et me mets définitivement en mode de survie solitaire. Ce qui est cool, c’est que l’approche de l’abbaye est boisée et m’épargne du vent. Résultat, une heure de selle à une moyenne complétement conne pour ce genre d’épreuve mais un groupe de devant rattrapé à l’instant où il quitte l’abbaye. Autre bonne nouvelle, mon nouvel ami a pu réparer son vélo ! J’en discute avec le groupe qui m’explique qu’ils comptent faire une pause-terrasse de café un peu plus loin. En fait, ils se sont à peine arrêtés à l’abbaye. 200 bornes et l’odeur du sang au fond de la gorge, voilà qui tombe à point…
Le vent s’est calmé, le soleil descend peu à peu. Le rythme du groupe est tranquille sans être trop relâché. Ce qui est important c’est qu’il est constant. Un petit 70km nous sépare de l’abbaye d’Achel sur des routes plates et des hallages. C’est un groupe sympa et on discute de tout et de rien, mais beaucoup de la course. T’as pas l’impression qu’on a fait n’importe quoi aujourd’hui ? Je vais jusqu’au ravito à Gembloux et j’avise, je vais peut-être m’arrêter là. Et toi ?Personnellement, je mets bien une petite heure à récupérer de ma poursuite. Je n’ai aucun mal à suivre mais je sens que je m’essouffle rapidement dès que je prends un relai. On a vite passé Turnhout et on se dirige vers les Pays-Bas pour une petite incursion. La lumière baisse petit-à-petit, on arrivera à Achel juste avant la tombée de la nuit. Mon camarade, par contre, ne nous a pas rattrapé et végète trop loin pour qu’on l’attende, il est à 50 minutes. La pause-terrasse était loin de suffire.
A Achel, les groupes se reforment. Il y en avait plusieurs disséminés sur quelques minutes. Je suis dans l’avant dernier, si on compte mon nouvel ami loin derrière. L’ambiance est bonne, détendue. Ceux qui sont là savent qu’ils verront au moins le ravitaillement et c’est déjà une victoire en soit. A part quelques-uns partis devant, tout le monde se regroupe pour un petit bout de route. Il fait nuit et c’est désormais à la lueur des lampes que tout ce beau monde vaque de ravels en ravels, entourés de taillis et traversant champs, bosquets et villages. Certains veulent s’arrêter manger un bout dans un bled appelée Houthalen. L’idée me tente. On en sera à 300km et pousser encore 100km avant un vrai gros repas me semble un peu long. Tant pis si je dois prendre le gruppetto. Ces gens me semblent fort sympathiques et le côté course de l’aventure a depuis longtemps disparu pour ma part. Si tant est qu’il ait existé un jour.
Un petit resto italien, un bon bolo, et une bonne petite papote. Rien de tel pour monter au max sa motivation.
La patronne : « Vous allez où comme ça ? »
Nous : « Virton. »
La patronne : « Pas d’où vous êtes, mais où vous allez. »
Nous : « Ben c’est ce qu’on vient de dire ».
Rire général.
Moins rigolo, la température a sérieusement baissé. Dehors, il fait hivernal et c’est dur de s’y remettre. Pendant qu’on se met des couches, l’organisation nous propose : « Le dernier devrait arriver à votre hauteur d’ici 20 minutes. Il vient de se taper 130 bornes tout seul, ça vous dit pas de l’attendre ? » Approbation générale et immédiate. J’aime décidément beaucoup ce gruppetto. 300km au compteur, à partir de maintenant, c’est le saut total dans l’inconnu.
Une fois notre courageux retardataire accueilli, nous repartons destination Gembloux et la Wallonie ! C’est con, mais ça fera du bien de revoir des panneaux de circulation en français. Il fait froid mais la nuit est sans pluie quoique le fond de l’air soit un peu humide. Au km 309, c’est la traversée du domaine de Bokrijk et de sa piste cyclable traversant un petit lac au niveau de l’eau. Impression surréaliste des phares des vélos propageant leur lumière au niveau de l’eau. A s’y méprendre, on serait dedans. Parenthèse enchantée au milieu des bois. Les kilomètres suivant sont plus urbains mais la route nous appartient. Par contre, je n’arrive plus à me ravitailler. J’ai beaucoup de mal à digérer le bolo et, que ça soit salé ou sucré, n’importe quel grignotage me donne la nausée. C’est la foire aux remontées de vomi. Je prends mon mal en patiente mais je n’ai aucune envie de me taper une fringale au milieu de la nuit et du froid. Genk, Hasselt, Saint-Trond, les villes et de nombreux vergers passent et, après 365km, c’en est fini de la Flandre. On a passé la mi-course. Enfin, pour ce qui concerne les kilomètres, parce que question dénivelé, les premiers approchent seulement. L’appétit revient mais les jambes sont faibles. Certains dans mon groupe me semblent au-dessus alors que j’estimais l’inverse il y a encore peu de temps.
Le givre a fait son apparition et c’est une suite de premières côtes et premiers longs faux-plats qui nous emmène vers Gembloux et son ravitaillement. Le rythme s’accélère et le groupe se morcelle. Tout le monde à envie de se réchauffer et de dormir. Je me croyais dans le dur, et pourtant je suis dans les trois de devant. Puis deux, puis une dernière côte et c’est mon dernier compagnon qui lâche. Les impressions sont parfois trompeuses. Voilà le ravitaillement. 398 km, 19h57 de course. L’accueil est chaleureux, le gruppetto arrive grappe par grappe et se réunit autour d’une bonne grosse assiette de pâte. Je me suis clairement ramassé un belle fringale sur la fin et je prends mon temps pour emmagasiner un maximum. Je m’arrange avec les deux qui m’ont accompagnés sur la fin et un autre coureur arrivé un plus tôt pour dormir 1h30. Soit un cycle de sommeil. La deuxième journée et surtout la deuxième nuit s’annoncent costaudes, autant les aborder sans souci des délais. Il est passé 3h du matin et il me semble avoir fait exactement tout ce que je m’étais promis de ne pas faire sur cette première moitié de parcours…
Après 1h30 passée à dormir au milieu d’une palanquée de cycliste dans une pièce bien chaude, il faut aller chercher loin sa volonté pour se relever. Le mieux est de ne s’autoriser aucune hésitation. Ne pas réfléchir, pour autant que mon cerveau en soit encore capable. Avant de repartir, une nouvelle grosse assiette de pâtes. J’ai beau en avoir manger une il y a 1h30, je suis affamé. Pâtes, café, et préparation de la seconde journée. J’ai préparé à l’avance tous mes ravitaillements dans des petits sacs de congélation et je n’ai qu’à en remplir mon sac de selle du restant. Je suis arrivé tout juste la première journée, peut-être que je m’arrêterai pour un ou deux achats pour celle-ci, histoire d’être certain.
Les jambes sont froides, il fait froid, même mon vélo semble froid. Mais le soleil se lève et la journée devrait même être assez chaude. Comme prévu la veille, nous repartons à quatre. Direction Chimay et l’abbaye de Scourmont, 95 bornes plus loin, en passant par les abords des lacs de L’Eau d’Heure et La Platte Taille. Ce n’est pas encore les Ardennes, mais ça change déjà beaucoup des Flandres ! Les jambes ont beaucoup de mal à tourner. Pourtant, je suis content de voir des vallons, d’aligner les petits murs… En plus, l’espace de quelques kilomètres, je retrouverai certaines routes d’entraînement.
Le coin est particulier. Assez désertique pour la Belgique, il est parsemé de collines sans quasiment aucun arbre. Au point du jour, c’est plutôt joli. Un des gars du groupe est du coin, il propose de commander des sandwichs après 50km dans une boucherie qu’il connaît bien à Thy le Château, quelque part entre Gerpinnes et Walcourt. Des amis à lui l’attendent là-bas qui comptent nous accompagner pour un bout de chemin jusque Chimay. En fait, le type habite en Suisse et n’est ici que pour la course. Je tire la langue. On prend tous deux sandwiches, un pour manger de suite, un autre pour se ravitailler. En fait, on dirait que le besoin de se ravitailler est beaucoup plus présent le deuxième jour. Une fois le casse-croûte avalé, nous repartons sur des vallons de plus en plus longs et raides. Alors que de nouveau il me semblait être le plus faible du groupe, je suis le seul à savoir suivre le régional de l’étape. Celui-là semble une jambe au-dessus de nous et, ultime touche de supériorité, se met à vapoter en roulant avec ses amis. Oui, oui, le mec vient de s’enfiler un truc comme 465 bornes et sort sa vaporette tout en discutant avec ses deux amis, qui semblent avoir plus de mal à le suivre lui que l’inverse. Ce gars est un mutant !Je décide de prendre mon rythme et de ne pas faire attention à eux. C’est ainsi que, des lacs à l’abbaye de Scourmont, je suis parfois devant, parfois derrière eux. Drôle de configuration dans laquelle il me semble que mes jambes vont de mieux en mieux.
A ce rythme-là, c’est avec quelques mètres d’avance sur notre ami cyclo-vapoteur et ses amis que j’arrive à la 4ème abbaye des 6. Des gars de l’organisation sont là et nous font le point sur la course. Ils sont 5 loin devant et derrière on s’étale par petites grappes sur 1h de route. En ne dormant que 1h30, j’en ai doublé pas mal. Mauvaise nouvelle par contre, mon généreux amis d’hier qui s’était arrêté pour m’aider n’est pas reparti.Nous sommes déjà fin de matinée et la température a largement augmenté. Je profite de la pause pour enlever mes couches, refaire le rangement de ma sacoche de selle et m’enduire de crème solaire. Mes autres compagnons du matin sont également arrivés et nous sommes de nouveaux 4. Mais les deux autres viennent d’arriver lorsque je repars, à mon rythme, en leur disant à tout de suite. Je compte rouloter seul et j’imagine qu’ils vont assez vite me retomber dessus.Au programme jusque Rochefort : descente sur la vallée de la Meuse à Revin, route le long de la Meuse, sortie de la vallée de la Meuse à Givet jusque Houyet puis Rochefort tout en longeant par moment la Lesse.
Je n’ai pas fait 5km que notre vapoteur me passe comme un avion. Il a laissé à Chimay ses amis et m’invite à coller à sa roue, je décline gentiment. Ce serait du suicide, le type semble deux jambes au-dessus et, s’il s’était un peu intéressé à la course, nul doute qu’il jouerait la gagne. Une vingtaine de kilomètres sur des routes pas géniales et fort empruntées et me voilà à Rocroi, prêt à descendre vers la Meuse. En voilà une qui fait du bien ! Le soleil tape et ces 10 petits kilomètres de descente permettent de se rafraîchir. Il faut dire, entre les couches de transpirations et de crème solaire de presque 30h d’effort, j’ai l’impression de porter une combinaison de crasses qui me tient trop chaud. Le long de la Meuse, je retrouve un vieil ami qui souffle un peu fort : le vent. Il souffle par rafales, ce qui me convient à vrai dire pas mal. C’est juste plus compliqué de prendre mon rythme. Arrivé à Fumay, je m’arrête dans un café pour remplir mes bidons. La tenancière me demande de payer, ce que je fais non sans râler. D’habitude, je l’aurais laissée en plan, mais je n’ai pas le temps pour ces enfantillages. J’ai peur que mes deux derniers amis de ce matin ne passent pendant que je suis à l’intérieur. Je ne voudrais pas rater l’opportunité de rouler groupé. Je retrouve pour une dizaine de bornes une route empruntée ce printemps lors d’une de mes sorties « test », lorsque j’avais rejoint ma maison depuis le Luxembourg. Les kilomètres passent et toujours pas de poursuivants en vue, ils me rejoignent moins vite que prévu.
En attendant, je commence à prendre mon rythme et à me faire à ma solitude. J’attends la côte à la sortie de la vallée de la Meuse avec une pointe d’appréhension. Elle est longue et apparemment le long d’une voie rapide très fréquentée. Ça sera un gros test pour la suite, parce qu’après Rochefort, c’est une bonne partie du dénivelé total de la course qui m’attend sur 120 bornes sans quasiment un seul replat. Et, en me mettant en danseuse, je viens de sentir mon genoux droit un peu lâcher, sur du plat. Je vais devoir faire le reste le cul sur la selle. Pourvu que ça tienne…Comme prévu, cette côte est dégueulasse. Pas un pet d’ombre, des voitures qui te frôlent à pleine vitesse, le revêtement qui rend mal et les pourcentages qui montent… Pourtant c’est plutôt un vent d’optimisme qui me pousse. Je n’ai pas de mal à assurer le train sur les gros pourcentages. L’allure est faible mais les genoux ne donnent aucun signe de fatigue tant que je ne me mets pas en danseuse. L’angoisse est passée et c’est tout guilleret que j’entame la descente vers Houyet avant de me tasser sur les longs faux plats en remontant la Lesse vers Rochefort. Juste de quoi me démontrer que j’ai épuise mon carburant puissance. Le reste se fera en souplesse. Je jette de nombreux regards derrière-moi, toujours pas de signe d’un autre compagnon de route. 600km et 34h d’effort, me voilà à Rochefort. J’ai plutôt la pêche, je n’ai pas encore bailler de la journée et la sieste de 1h30 semble avoir été la bonne option.
A Rochefort, je m’arrête chez un vélociste pour me renflouer juste assez en ravito et passer par ses toilettes. Après deux jours et une nuit de gels et barres en tous genres, je vous dis pas le genre de mélasse qui sort de votre corps. Je tape la discute 5 minutes avec le propriétaire du magasin qui parle avec un accent à couper au couteau. Je lui parle de la course et il va voir la page sur son ordinateur, l’occasion de faire le point sur la course. En fait, je suis dans un no man’s land. Je pouvais encore regarder longtemps dans mon dos, j’ai mis 1h dans la vue à mes anciens compagnons sur les 107 kilomètres séparant l’abbaye de Chimay de celle de Rochefort. C’est vrai qu’à part pour remplir mes bidons et subvenir à des besoins naturels, je n’ai pas vraiment fait de pause. Devant par contre, ils sont loin. Et particulièrement notre ami vapoteur qui est entrain de littéralement voler. S’il continue comme ça, il pourrait carrément revenir sur les 4 hommes de têtes voire viser le podium. Qui sait ? Il vient facile de leur reprendre 1h sur les 2 qu’il avait de retard. Et le plus dur reste à venir. D’ailleurs, en analysant le parcours, le vélociste me lâche tout en riant « Mais ils sont malââât's !? Ils vous font passer par toutes les pires côtes… ». Le temps de rigoler encore un petit coup avec lui et me voilà reparti. J’ai 25km pas tous plats d’ici la montée du moulin de Daverdisse, qui semble être la pire côte du parcours. J’aimerais bien la grimper avant que le soleil se couche et il est 20h passées. Il termine déjà ses journées tôt fin septembre. Pour la première fois depuis le départ, je lis les messages reçus sur mon téléphone. J'ai des encouragements depuis hier, ça fait plaisir. Je me sens presque égoïste de ne pas y avoir prêté attention jusque maintenant. Mon frère est bien arrivé au lieu d'arrivée et me fait le point sur la situation de la course. Apparemment, les autres sont morts derrière. A part devant où notre vapoteur qui carbure joue au train à vapeur, les positions devraient rester les mêmes. Je suis fixé, pas que je m'inquiète de mon classement, mais plus que je veux savoir si je passerai la nuit à rouler seul ou non. On dirait que oui.
Je quitte Rochefort direction le Sud, presque tout droit vers Orval. Et dès la sortie de Rochefort, c'est une jolie petite côte bien raide de 1km et demi qu'y m'attend. Comme pour celle à la sortie de la vallée de la Meuse, je prend mon rythme tranquillement et ça passe pour les parties à plus de 10%! La lumière commence à embrasser les Ardennes de son atmosphère si particulière, la nuit devrait être plus douce que la veille. Mais elle sera longue. Au sommet, une douce euphorie m’étreint, je crois bien que je vais terminer cette course ! Comme prévu, j'arrive à la côte de Daverdisse juste avant que le soleil ne se couche. Elle est raide mais, de nouveau, je m'y sens très à l'aise. Les pulsations montent moins haut, sans doute à cause de la fatigue, mais tout se fait en maîtrise. Au sommet, je mets les couches, allume les phares, et jette un œil une dernière fois sur le profil du restant de la route, histoire de me créer un décompte des côtes à venir. Peine perdue, ça monte et ça descend tellement qu'il est difficile de les distinguer. Sur ces pensées, j'oublie là mon dernier sacs de ravitaillement solide. Le temps de le remarquer, je suis 10km plus loin et il n'est pas question de faire demi-tour. Je ferai les 100 derniers kilomètres uniquement au gel.
L'obscurité est vite arrivée et c'est dans une alternance de sommets et de creux que le tracé joue à cache-cache avec la Lesse. Au froid qui m'enveloppe au fur-et-à-mesure de chaque descente, je renifle à chaque fois l'approche de la rivière. Je baigne dans un petit hallo de lumière, je suis dans ma bulle et je me sens profondément bien. Je ne m'attache plus au chrono qui tourne et aux kilomètres qui passent. Au mieux, j'y jette de temps en temps un regard distrait. Je ne me sens toujours pas fatigué. Un peu après avoir traversé Paliseul et passé les 650km, une descente compliquée, agréablement sinueuse mais dont l'état est terriblement mauvais me sort de mes rêveries. Il faut rester concentré, ça serait trop bête de fauter maintenant! Je suis à la fois détaché, et à la fois hyper-connecté. Il me semble que mes gestes sont des réflexes. Je suis en pleine confiance, mon corps semble faire le job sans que mon cerveau ait besoin de l'y aider. Au loin, le faisceau de lumière de mon phare avant croise deux yeux qu'il rend brillants. Il me semble d'abord voir un chat. Le temps de passer à côté de la bête pour remarquer qu'il s'agit de quelque chose de bien, bien plus gros. Un blaireaux, peut-être. Le pauvre se demande peut-être quelle drôle de bête silencieuse et fluorescente il vient de croiser. La nuit, on en croise des bêtes, mais celle-là était particulière. J'ai troqué la Lesse pour la Semois. La Cornette, une côte, Auby-sur-Semois, une côte, et me voilà en approche de Mortehan. Après Mortehan, une côte et encore Sainte-Cécile et Chassepierre puis bien vite la grimpette vers Florenville. Et de Florenville, on approche directement le bois d'Orval! J'égrène les agglomérations qu'il me reste à traverser comme un enfant qui égrène les minutes qu'il lui reste avant d'aller dormir. En fait, je n'ai pas envie que ça s'arrête... A Chassepierre et Florenville, après avoir traversé quelques bois profonds, je me vois traverser ce qui semble être des fins de fêtes de villages. La vie continue donc en dehors de ma bulle? Il me semble traverser ces endroits tel un extra-terrestre. Un long faux-plat, une nouvelle forêt, me voilà à l'approche d'Orval.
Longue descente vers la pénombre, l'humidité et la froidure de l'Abbaye. Ces Cisterciens trouvaient vraiment les pires endroits pour s'installer. J'ai l'impression que le thermomètre baisse d'un bon 5 degrés. Je passe devant l'abbaye sans demander mon reste! J'accélère même un bon coup pour fuir au plus vite l'endroit et retrouver des températures raisonnables. De là, il me reste 24km vers Virton. Je n'ai plus aucune notion du temps ni de l'heure qu'il peut être. Il s'agit d'une portion du parcours que je n'ai pas étudiée. Dans mon esprit, celle-ci est plutôt plate. Belle erreur de ma part, une côte, deux côtes, trois côtes,... Voilà des montagnes russes qui ne sont pas prévues. Je sens poindre la fringale. Sans ravitaillement solide, j'ai dû m'enfourner un truc comme 5 ou 6 gels depuis 100km. Mon ventre commence à sérieusement gargouiller et, même si je continue de bien me sentir dans ma bulle, je sens que la fin arrive à temps. Une dernière côte et voilà la descente sur Virton. Encore un ou deux km et je verrai l'arrivée. Qu'elles semblent loin les crevaisons et les planifications de la veille! La course en groupe, aussi. Je viens de passer 13h seul, en dialogue avec moi-même. Les idées se bousculent. Je me concentre sur l'instant, tente d'apprécier le plus possible ces derniers hectomètres. Pourtant, reste au fond de moi ce petit sentiment que, dans le fond, je me sens tellement bien dans ma bulle que je n'ai pas envie qu'un intrus m'y dérange.
Une dernière ligne droite, et au loin, quelques gens qui applaudissent et m'accueillent chaleureusement quelques secondes plus tard. Je m'arrête une dernière fois. Je vois mon frère tout sourire, il me dit qu'il est content d'être là. L'équipe d'organisation est super sympa et en plus toutes les bières des six abbayes sont disponibles au bar, même la Westvleteren. Il me demande ce je veux, "ben une Westvleteren alors". Apparemment, c'est passionnant de nous suivre sur l'écran géants nos petites balises avancer kilomètre par kilomètre le long du tracé. Je me retrouve autour d'un brasero avec plusieurs personnes, à déguster une Westvleteren. Je rentre la terminer devant un bon couscous et l'écran géant. J'observe le tracé, les points qui avancent encore pas à pas. Là, enfin, la félicité m'atteint. Ça y est, elle est faite! Les forces m'abandonnent, je ne parviens pas à terminer mon assiette mais bien ma bière. Sortir mon sac de couchage et prendre ma douche s'apparentent à des effort surhumains. Je me rappelle m'être assis dans le vestiaire, un temps indéfini, nu, dans la tiédeur des douches, complètement buggé. Au réveil, je me pose une question. Qu'est-ce que ça fait de faire ça encore deux ou trois jour en plus?...
Récap':
727,12km
42h10 et 30 sec pauses comprises
4.992m de dénivelé positif
A noter que, comme me le suggéraient mes sensations, je me suis vraiment bien senti sur la dernière partie :