Episode 2 :
Première nuit :
La nuit tombe et c’est à la lumière des lampes que je repars. Ceux avec qui j’ai mangés, qui parlaient d’arriver au CP1 il y a quelques heures ont changé de discours. Personnellement, j’aviserai à Aix.
Ce n’est pas encore la haute montagne, mais ça grimpe déjà sur 5/6 km. Je suis dans mon halo de lumière, dans ma bulle. J’apprécie les montées, que je fais en sous-régime, et je reste très prudent dans les descentes. Je décide d’économiser la batterie de ma lampe, ce qui m’oblige à utiliser un mode d’éclairage moins puissant et à descendre plus lentement. Ma lampe ne pouvant se charger et éclairer en même temps, je perdrais plus de temps à devoir m’arrêter pour la recharger qu’en descendant lentement.
A Puyloubier, au pied de Sainte Victoire, c’est une population ivre morte et surexcitée qui me gratifie d’une holà. Je ne suis pas le premier extraterrestre pédalant qu’ils voient passer et ça les amuse.
Eclairée par la lune, Sainte Victoire est magnifique. Je grimpe les yeux fixés sur la montagne pelée. Quel spectacle ! Je perçois le privilège d’en profiter dans ces conditions. Le long faux-plat vers Puyloubier m’avait fait mal, mais de nouveau la vraie côte me fait du bien. C’est avec de bonnes jambes que je descends sur Aix-en-Provence, où le jeu est surtout d’éviter les chauffards alcoolisés qui rentrent des Fêtes de la Musique. En dehors de Cannes, c’est la seule grosse agglomération du parcours et je suis assez content de la traverser de nuit. J’en profite pour m’arrêter dans un night-shop pour y remplir mes bidons. Deux ados le tiennent : « Vas-y, tu es professionnels au moins ? … Non ? Sérieux ? Tu fais ça et tu reçois même pas d’argent ? » C’est à la fois amusant et triste. Les deux sont néanmoins très sympathiques et me chargent les poches de cannettes gratuites.
1h du matin, 350km de fait et 95 km jusqu’au CP1… Le moral est bon, et je prends la décision de pousser jusque-là d’une traite. Je pourrai y dormir dans un vrai lit. Et aborder le Ventoux très peu de temps après une bonne pause. A partir de ce moment, c’est le Géant qui occupe mon esprit.
Au sortir d’Aix, dès le sommet de Puyricard, c’est un spectacle magnifique quoique quelque peu angoissant qui s’offre à moi. Là-bas, vers ce que je m'imagine être le Mont Ventoux, c’est un orage que j'aperçois dont le son me parvient de plus en plus clair et fort au fil des kilomètres. Je peux refaire mes calculs d’orientation dans tous les sens, c’est tout droit vers les éclairs que je me dirige. Et toutes les applications météo de mon téléphone me confirment que ça ne se sera pas calmé le temps d’y parvenir.
Au fur-et-à-mesure des kilomètres, alors que le mental baisse et que les jambes m’abandonnent, je ne sais trop lequel entraînant l’autre, le tonnerre se fait plus menaçant. Au bout d’une quarantaine de kilomètres depuis Aix et alors que mon corps refuse maintenant de s’alimenter, ce qui devait arriver arrive, me voilà sous une pluie intense. L’orage gronde et la lumière de ma lampe suffit à peine. Alors que je traverse un village qui en temps normal devrait être splendide, j’aperçois un coureur arrêté à l’entrée de l'atelier d’une boulangerie. Dans un anglais fatigué, il m’explique avoir chuté dans une petite descente très raide à la sortie du village. Il a cassé des rayons et sa course semble terminée. Voilà qui ne me remonte pas le moral… Je prends le temps de regarder où je me trouve et ce qui me sépare du CP1. Je suis à Roussillon, il me reste le col de Murs à grimper avant le ravito. Je rassemble la volonté qu’il me reste, visualise très fort un matelas et une assiette de pâtes et me relance sous le déluge. La petite descente, après un virage à 300° est effectivement raide et vicieuse. Recouverte de pétales de fleurs tombés sous l’orage, elle offre une parfaite patinoire aux cyclistes fatigués et inattentifs. Je la descends plus que prudemment, et me dirige vers le col de Murs, qui me semble interminable à défaut d’être difficile. Le matin chasse la pluie et, après une longue descente dans la brume, j’arrive au CP1 après un gros 24h de course.
Ventoux :
Au CP1, je ne sais pas comment ont fait les premiers ont fait pour ne pas dormir, ne fut-ce qu’un demi-cycle, pour aller se jeter directement sur un Ventoux balayé par l’orage… Pour moi, ça sera repas tranquille, papote avec les race angels et camarades d’aventure (ça fait bcp de bien après une nuit à pédaler seul), messages avec madame et la famille pour rassurer et raconter, douche et sieste d’1h30. L’un dans l’autre, ça me fait une pause de largement plus de 3h. Gros ravito sommeil et moral, en somme.
J’ai 30km jusque Bédoin, où je prévois de prendre un copieux petit déj’ avant l’ascension du monstre. Quelques petites côtes jusque-là, juste de quoi remarquer que ça grince du côté de mon genou droit. Voilà pour épuiser les ressources morales en moins d’1h. Je fais beaucoup d’efforts pour relativiser, et ça semble fonctionner puisque c’est avec la délectation d’un passionné de vélo que je découvre Bédoin « en vrai ». Ces endroits qu’on connaît sans connaître, parce que tellement vus et revus. Je me goinfre dans une boulangerie, assaisonne le tout d’un petit café serré, fais le plein de ravito chez un vélociste et pars sans plus me poser de questions à l’assaut du Géant.
Affronter pour la première fois ce genre de monstre sacré est toujours intimidant, le faire avec 475km dans les jambes et un "léger" manque de sommeil n’arrange rien à l’affaire. Mon genou grince dès les premières rampes mais, paradoxalement, cette douleur me rassure. Ça ne ressemble pas définitivement pas à une tendinite et, rampe après rampe, je trouve le moyen de passer par-dessus.
« Le Ventoux, c’est à part », cette phrase qu’on entend souvent, on en prend vite la mesure quand, harnaché à son vélo, on rampe plus qu’on ne roule sur ces lignes droites infâmes qui s’étendent du virage de Saint-Estève au Chalet Reynard. Après deux ans sans haute montagne, je réalise de nouveau à quel point on ne « vainc » jamais un grand col, on obtient sa clémence.
D’un côté, je suis soulagé parce que ma douleur semble gérable, d’un autre je suis dans le dur. La particularité d’un ultra, c’est surtout cette succession de félicités et de trous. Sur le Ventoux, je suis dans le trou. Mais j’ai rarement vu plus beau trou. Je suis venu surtout pour profiter, je ne vais pas m'encombrer d'une humeur morose dans un tel endroit. Passé le chalet, où je me suis arrêté plus pour remplir les gourdes et profiter des sanitaires que par réel besoin de me poser, le spectacle dépasse mes plus hautes attentes. C’est à couper le souffle. Je suis tout à la fois dans le mal et dans le bonheur. Au sommet, la vue à 360 degrés me saisit et l’émotion me monte aux yeux. J’y resterais plus longtemps si le vent frais ne m’attaquait pas les os. Le temps de profiter une minute de la vue, d’enfiler ma veste coupe-vent, et je me lance dans la descente avec l’envie de trouver un bon sandwich à Malaucène. Après, c’est la pampa et je ne connais pas bien les localités sur ma route.
Vaucluse et Baronnies provençales :
A Malaucène, je suis soulagé. J'ai atteins la mi-course et ça passe pour les grands cols, même quand je suis mal. Il faut juste espérer que les sensations reviennent. Ce n’est pas pour tout de suite, les petits casse-pattes et la fournaise du Vaucluse me font plus mal au genou que le Mont Chauve.
Du moins pendant une heure. Une pause à une fontaine, et la félicité arrive. Comme par miracle, mon genou se tient à carreau. Je ne sais si c’est mental ou physique, mais le résultat est pareil. Mieux, je me sens aérien. Alors que le long faux plat de 30km pour aller chercher l’enchaînement Perty-Saint Jean m’angoissait, je parviens à le passer en enroulant bien le braquet, m’évitant l’épreuve classique du faux plat franchi à une allure d’escargot, quand le jus se fait rare.
Je me fixe alors comme objectif de terminer l’enchaînement et d’atteindre les gorges de la Méouge avant la nuit. Le col de Perty, en plus d’être facile, est splendide. La lumière du soir, la beauté des lieux, les jambes qui répondent,… Je suis entièrement dans le moment présent et je profite. C'est exactement pour pouvoir vivre ce genre de moment que je me suis entraîné, c’est une joie d’y parvenir.
Saint Jean est plus dur, plus pentu, mais les jambes continuent d’être aussi qualitatives que le spectacle. En plus de l’aspect de l’environnement, je n’ai croisé que des biches depuis l’approche de Perty. La nuit tombe, et je ne suis pas mécontent de profiter des derniers instants de clarté pour descendre le col Saint Jean. Route étroite, gravillons, pentes sévères, cette descente a tout pour être un cauchemar de nuit.
Pas une voiture, pas un humain. Si j’apprécie la chose, le ventre commence à gargouiller. Je réalise peu à peu que mes réserves seront justes pour la nuit et je me promets de m’arrêter au premier endroit que je croiserai où de la nourriture sera disponible. Hôtel, restaurant, ou les deux à la fois, ou même particuliers si je croise âme qui vive. C’est chose faite à Serre des Ormes où j'aperçois de la lumière aux fenêtre d'un hôtel-restaurant. La salle est vide, mais la cuisine toujours ouverte. Je commande une grosse assiette de pâtes. Alors que la télé fonctionne à fond de balle, je me rends compte à quel point, en deux jours, je me suis écarté du monde « réel ». Peut-être le fait que j’ai passé la journée sans croiser personne, le passage des infos me paraît incongru, étranger.
Je ne suis pas assis depuis 10 minutes qu’un concurrent s’arrête. Il a réservé une chambre pour la nuit, il est rincé. J’en profite pour faire le point. 600km de faits, encore 135 jusqu’au CP2 à Guillestre. Dilemme, les jambes sont bonnes, mais la route est longue et le profil piégeux jusque-là. La remontée vers le lac de Serre-Ponçon et les Hautes Alpes constituent exactement le genre de choses que j’exècre. Ça monte sans vraiment monter, c’est insidieux, ça favorise la puissance et c’est épuisant mentalement. Sur un coup de tête, alors que j’étais plus parti dans l’idée de pousser jusqu’au CP2, je demande à l’aubergiste si une chambre est disponible pour y dormir 2h. La réponse est affirmative et je décide de prendre une douche et de faire une sieste.
Vers le CP2 :
Le réveil pique. Il fait nuit et frais. En plus du profil, j’ai à l’esprit des réserves de nourriture un peu courtes. Bref, plus vite je serai au CP2, mieux ce sera. Malheureusement, la sieste semble m’avoir plus coupé les jambes qu’autre chose et je me traîne péniblement de petites côtes et longs faux-plats en plus petites descentes et faux-plats descendants. Ainsi va la lente prise d'altitude. Déjà deux points d’eaux que j’ai notés sur mon parcours qui sont taris. En plus de la bouffe, me voilà à cours de liquide. Comme la veille, la période de 4 à 6h du matin est très compliquée mentalement. Il fait très froid et je n’ai pas de jus.
Enfin arrivé à l’approche du lac et alors que le soleil se lève, je sais que j’ai deux petits cols à franchir avant de rejoindre Embrun. Le premier, Saint Apollinaire, semble facile sur papier, le second plus raide. En fait, le premier est assez irrégulier? ce qui le rend plus compliqué en réalité que sur papier, et le second est une horreur. Après le trou, la félicité. Après la félicité, le trou,… Néanmoins, je préfère de nouveau quand ça grimpe franchement.
Au sommet de Saint Apollinaire, j’aperçois un panneau qui me fait sourire. Il m’indique Réallon, un village dans lequel j’ai passé une semaine de vacances scolaires il y a de ça tout juste 20 ans. Si on m’avait dit que j’y repasserais quelque part autour de mon 700e km d’affilée d’une course de vélo…
Le parcours n’y passe toutefois pas et me fait redescendre vers le lac. Vue sublime mais moral un peu au bout, à l'image de mes réserves de nourriture. Au pied de la descente, juste avant le pont traversant le lac jusque Savine-le-Lac, le parcours nous fait bifurquer vers le village de Puy-Sanières via une côte infâme. Evidemment, je l’aurais adorée en d’autres circonstances. J’aurais ri de ses pentes infernales sur environ 5km, pas de quoi se fatiguer, juste de quoi s’amuser dans un décor de dingue. Mais l’humeur n’est pas à la fête, ni même à la blague. En pénétrant dans l’agitation matinale d’Embrun, je m’arrête dans le café le plus vide pour me faire servir un café le plus rapidement possible et, si possible, un petit-déjeuner. Je dois attendre 5 bonnes minutes pour passer commande et 20 bonnes de plus pour la recevoir alors que les croissants promis sont finalement absents ce matin-là. J’avale mon café et repars d’une humeur massacrante. J’ai tout juste 20km jusqu’au CP2 et je viens de perdre une grosse demi-heure pour rien. Je n’ai plus rien à avaler et je suis en fringale totale. Ces 20km sont un calvaire. Evidemment, la trace nous emmène de point de vue en point de vue sur la vallée. Mais les côtes m’y amenant ne constituent plus dans mon esprit que des obstacles sur ma route jusqu’au CP2. Auquel j’arrive complètement vidé.
En levant les yeux, je croise le regard de Vars, imagine celui la Bonette derrière...