- 08 avr. 2023, 09:51
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Pas de chronique de P. Lefevere dans Het Nieuwsblad aujourd'hui, mais une interview croisée avec N. Terpstra, lui aussi chroniqueur occasionnel dans le même journal.
J'ai donc préféré vous retranscrire intégralement sa longue interview à la veille de P-R dans Le Soir. Attention, pavé!
"Patrick Lefevere, finalement, « Monsieur Paris-Roubaix », c’est vous et pas Roger De Vlaeminck ou Tom Boonen ?
J’ai participé deux fois à cette course, ce fut une catastrophe, j’en conserve de très mauvais souvenirs, j’étais nul. Comme manager, j’ai eu la chance et les moyens de construire une équipe adaptée aux besoins spécifiques de cette course mais le manager ne gagne pas, c’est le coureur. A une certaine époque, j’avais les meilleurs pour cette épreuve. Et le savoir-faire du staff technique était aussi capital. Il l’est toujours d’ailleurs. Je me souviens d’une rencontre avec le président Sarkozy. Dès qu’il m’a aperçu, il m’a dit : « Ah mais c’est vous le sorcier de Paris-Roubaix ! » Cela m’a touché, je ne le cache pas, j’étais assez fier.
Mais comment gagne-t-on 14 fois, sans parler des triplés ?
Museeuw, Peeters, Ballerini, Tafi, Boonen avaient tous un gabarit athlétique impressionnant. Des mecs qui pesaient entre 75 et 80 kilos. Sur les pavés, c’est primordial. Le matériel, bien sûr, est important. Nous avons été les premiers à utiliser un prototype Colnago, à l’époque, avec la fourche bombée. Avant, nous avions expérimenté le vélo… pour dames Bianchi mais je m’en suis voulu. Cette année-là (1994, victoire de Tchmil), nous avions négligé qu’il y avait 200 bornes sur l’asphalte où le vélo de Johan était handicapant ! Nous avons été les pionniers, aussi, par rapport aux renforts humains équipés de roues dans les secteurs. Aujourd’hui, toutes les équipes le font…
Cela représente combien de personnes ?
Une vingtaine. Tout ce qui est mobilisable dans la boîte, même si c’est le jour de Pâques. Et si ce n’est pas suffisant, on compte sur des amis. L’année où Andrea Tafi s’impose, il crève dans un secteur juste à l’endroit où se situait un Liégeois qui travaillait dans la société Mapei à Liège. Il avait une roue et l’Italien est reparti pratiquement aussitôt. Il faut donc aussi tout simplement de la chance.
Parmi les cinq Monuments, où classez-vous Paris-Roubaix ?
C’est une course inclassable car elle peut sourire à des coureurs qu’on ne voit ni avant ni après. A des spécialistes qui adorent cela. C’était le cas de Ballerini, de Duclos-Lassalle, de Guesdon. C’est un Monument où on peut avoir une surprise, régulièrement. A contrario, c’est une classique où beaucoup de ténors du top 20 mondial ne viennent pas. Je constate néanmoins que Tadej Pogacar a remis les traditions au centre des préoccupations du cyclisme. Il roule de février à octobre, comme Remco du reste, et cela fait un bien fou au vélo qui s’était habitué aux tranches d’apparition des coureurs qui faisaient 30 courses par an et qui disparaissaient fin juillet.
Le gabarit, dites-vous, est important. L’adresse aussi ?
Evidemment. Museeuw et Boonen, par exemple, sept victoires à eux deux, étaient deux virtuoses, tellement à l’aise qu’ils ne serraient pas leur guidon, ce qui leur permettait d’éviter les brûlures. C’est l’erreur que beaucoup commettent : ils sont tellement crispés qu’ils s’accrochent à leur guidon et c’est souvent comme cela qu’on tombe. Le stress n’est pas le bienvenu à Paris-Roubaix !
A propos de surprises, Servais Knaven, en 2001, avait supplanté ses leaders, Museeuw et Vainsteins. C’était prévu ?
Non. Un concours de circonstances qui a souri au Néerlandais. Mais cela me permet de vous raconter une anecdote qui relativise ce que nous vivons aujourd’hui avec l’équipe. Nous n’avions encore… rien gagné ! Je sortais d’une opération délicate d’une tumeur au pancréas. J’étais un rescapé de la vie. L’équipe ne marchait pas, cela m’affectait tellement que ma femme pensait que j’étais de nouveau malade. Le jour de Paris-Roubaix, je suis monté dans le bus et j’ai dit très exactement ceci aux coureurs. « Je me suis battu pour monter cette équipe (NDLR : Domo-Farm Frites) alors que j’avais un pied dans la tombe. J’ai beaucoup souffert pour vous alors que j’avais d’autres préoccupations. Aujourd’hui, je vous demande de souffrir pour moi. » Il n’y a pas eu un bruit dans le bus, aucune réflexion, aucune réponse. La réponse est venue des pédales avec le triplé Knaven-Museeuw-Vainsteins.
Cela relativise en effet, la situation d’aujourd’hui…
En effet, nous avons 20 victoires tout de même ! Mais on ne marche pas dans les courses qui font notre ADN et je ne sais pas pourquoi. Le soir de Gand-Wevelgem, je suis repassé à l’hôtel où les coureurs logeaient à Tielt. J’ai découvert sept coureurs attablés dans un petit coin sombre. Ils étaient hagards, comme des chiens qu’on venait de battre. Les mêmes qui, deux ans plus tôt, avec Ballerini, Asgreen, gagnaient du Nieuwsblad jusqu’aux Flandres. Ok, ils ont eu de la malchance, des chutes, des maladies, mais comment ont-ils pu en arriver là ? Le stress s’est en plus installé. Regardez le mouvement de course de Jakobsen à Gand-Wevelgem où il veut boucher un trou à lui tout seul. Au Tour des Flandres, c’était déjà beaucoup mieux. Asgreen revient dans le coup, ce sera peut-être encore un peu juste pour Roubaix où j’attends logiquement un bon Lampaert.
Quel est votre meilleur souvenir de Paris-Roubaix ?
Impossible de choisir ! Le triplé en 1996, tout de même (Museeuw, Bortolami, Tafi) était un truc énorme. L’année où Boonen termine avec une échappée de 51 kilomètres, c’était un exploit colossal (2012) et puis, ce n’est pas parce que vous êtes là, mais j’ai beaucoup aimé l’édition Gilbert. Il m’avait promis de gagner cette course et il l’a fait, avec la manière. Quel coureur intelligent ! Il a utilisé toutes les ficelles dont il disposait, dont l’équipe, dont Lampaert. Et il a crucifié Politt au sprint, c’était beau.
Votre pire souvenir ?
1998. Une journée cauchemardesque. On gagne avec Ballerini mais on perd Museeuw dans la tranchée d’Arenberg. A l’époque, les pavés n’étaient pas nettoyés. Le genou gauche avait frappé de plein fouet un pavé acéré. Johan avait été embarqué à l’hôpital de Valenciennes puis conduit à Courtrai. Là, on a refermé la plaie sans la nettoyer suffisamment. On a découvert, plus tard, une gangrène provoquée par de la bouse de cheval. Son genou est devenu rouge puis bleu. Il était chez lui à Gistel où j’ai envoyé un hélicoptère pour le transférer juste à temps à Gand. Le verdict était celui-ci : « Pour sauver le patient, il faudra peut-être amputer la jambe. » Par miracle, il s’en est sorti par la voie d’une chirurgie moins radicale. Je me suis souvenu de ce contraste de sentiments l’année dernière à Liège. On « fêtait » la victoire de Remco avec Ilan Van Wilder qui avait le visage de travers avec sa mâ choire cassée et Julian Alaphilippe à l’hôpital suite à sa terrible chute. Emotionnellement, ce sont des instants difficiles à gérer.
La plus belle émotion, du coup ?
Philippe Gilbert. Car il pleurait toutes les larmes de son corps, cela m’a ému et pas que moi, j’ai même vu des journalistes flamands verser une larme. Je n’imaginais pas qu’un Ardennais puisse pleurer (rires). Quand Museeuw gagne (2000) en montrant son genou retapé, ce fut un moment fort aussi.
Enfin, votre plus grand regret ?
La défaite de Boonen derrière Hayman en 2016. Il ne doit jamais être battu. J’avais tellement envie qu’il batte le record de De Vlaeminck rien que pour couillonner Roger. Je le dis en toute amitié, soyons clair. Je sais qu’il avait organisé une réception dans une tente pour… fêter cela à Roubaix. C’est tout lui. En même temps, vous êtes bien contents de l’avoir dans les médias. Roger aime bien aller à contre-courant de la tendance générale.
Vous n’êtes pas sans reste ! Votre colonne hebdomadaire dans Het Nieuwsblad fait rarement dans la dentelle !
C’est la définition d’une chronique. J’y écris que je pense, ce que je ressens sans avoir besoin de me justifier. Ce qui m’ennuie, c’est de revoir quelques jours plus tard mes propos mal traduits par Google sur des sites étrangers. Ma chronique devient du coup de l’information pour beaucoup de prétendus journalistes. Cela n’est pas sérieux. Je préfère qu’on m’appelle pour vérifier. Je réponds toujours.
L’année dernière, vous aviez dit qu’on ferait le bilan des classiques après Liège-Bastogne-Liège, et vous aviez (encore) raison. Cette réflexion est encore plus utile cette saison ?
Nous serons outsiders dimanche mais avec une bonne équipe, compacte. Je n’ai ni Mathieu ni Wout mais des individualités qui peuvent y croire. Et puis viendront les classiques ardennaises. Ce sera compliqué pour Remco de refaire le coup de 2022, il sera forcément surveillé, mais j’attends néanmoins de le voir batailler avec Pogacar.
Remco Evenepoel, c’est finalement aussi un prototype de cyclisme à l’ancienne, comme Pogacar ?
Exactement et c’est pour cela que les gens viennent voir la course cycliste. Mais cela exige beaucoup de travail. Lui, en particulier, bosse énormément. J’éprouve de l’admiration pour ces hommes qui sacrifient leur vie de famille en s’isolant au volcan Teide. Car il n’y a pas que Remco, il y a ses équipiers. Même un optimiste de nature se jette du haut du volcan après deux jours là-bas (rires). Il y a un seul hôtel, c’est triste. J’avais été là-bas pour prolonger son contrat quand l’équipe Bora lui avait fait une proposition mirobolante. Je me suis ensuite précipité dans ma voiture pour redescendre car j’avais heureusement des amis qui louaient un appartement dans la vallée !
Puisque vous n’avez plus, actuellement, de ténor dans les Flandres, quand y verra-t-on Remco ?
Avec lui, je préfère parler au jour le jour sans faire de plan. On va donc commencer par Liège puis par le Giro. Le maillot arc-en-ciel pèse encore plus lourd qu’il ne le pensait. J’ai vu cela en Catalogne. Il voulait tellement gagner que cela a généré un stress inhabituel chez lui. Dans une grande journée, bien préparé comme l’était Pogacar, Evenepoel est un favori du Tour des Flandres.
Soudal-Quick Step a-t-elle les moyens de jouer sur deux fronts, comme Jumbo-Visma ?
Les moyens financiers, non, et ils ne seront pas supérieurs l’année prochaine, je le précise déjà, mais l’envie et l’expérience certainement. Je ne peux pas concevoir qu’on ne puisse pas briller dans les classiques et dans les courses par étapes. J’ai néanmoins besoin d’un leader dans les classiques flamandes et d’un renfort en montagne pour Remco car il me manque un grimpeur.
Alaphilippe aurait pu être votre leader de substitution dans les Flandres et cela n’a pas été le cas ?
Je m’attendais à mieux, c’est clair. Mais je ne peux pas lui reprocher quoi que ce soit. Depuis le 1 er novembre, il fait le métier, il coche toutes les cases mais la malchance le poursuit à l’échelon médical. Il a la poisse. Je viens d’apprendre qu’il souffrait d’un genou, séquelles de sa chute. J’espère qu’il sera en ordre pour les « Ardennaises ».
Des rumeurs circulent sur son départ dans une équipe française qui « rachèterait » sa dernière année de contrat ?
Personne ne m’a appelé en ce sens. Je précise que si un coureur n’est pas heureux chez moi, cela peut arriver, on peut toujours trouver un accord. Julian Alaphilippe est très heureux chez nous et n’a jamais indiqué qu’il voulait nous quitter. Quand un sponsor organise une réception, il est là en premier, gentleman, un peu acteur comme vous le connaissez. Je suis déçu pour lui par rapport à sa malchance, ses maladies. C’est un gars qui fonctionne au mental, en plus. Mais nous ne sommes qu’en avril, la saison est encore longue.
Tout le monde évoque l’avènement d’Arnaud De Lie. Vous le voyez « Flandrien » dans le futur ?
Je le lui souhaite en tout cas. Il en a les moyens, le gabarit, la puissance, le talent. Mais il est très jeune, il faut le laisser grandir sans lui mettre la pression. Or, il l’avait déjà à Paris-Nice où je l’ai vu un peu démoralisé après ses sprints. Cela fait partie de l’apprentissage. Compte tenu de son Paris-Nice écourté, personnellement, je ne l’aurais pas aligné à Milan-Sanremo mais qui suis-je pour donner mon avis par rapport à un coureur d’une autre équipe ?
Mais un coureur qui vous intéresse ?
A tous les égards. Il présente toutes les qualités que nous évoquons depuis le début de cet entretien. Mais il n’est pas libre…
Vous évoquiez les sacrifices consentis par Evenepoel, dans les stages en altitude notamment. C’est aussi le cas pour les coureurs de classiques ?
Bonne question ! J’y pensais récemment, figurez-vous, quand j’ai revu les coureurs dépités après Gand-Wevelgem. A l’époque Museeuw, Boonen, entre le Grand Prix de l’E3 et Paris-Roubaix, personne ne rentrait à la maison. Nous restions tous à l’hôtel, y compris le staff, les médecins. C’est du « core business » indispensable en entreprise et donc aussi dans une équipe cycliste. Le covid a changé beaucoup de choses. Les gens sont restés chez eux, ils ont pris l’habitude de la bulle familiale. Je peux le comprendre. Mais j’aimerais réinstaurer cette même bulle au sein de l’équipe pendant les classiques flamandes. Cela coûte plus cher à l’équipe en chambres d’hôtel mais je préfère investir dans la cohésion du groupe si ce petit détail peut faire la différence.
Vous avez 15 coureurs en fin de contrat, c’est beaucoup. Dont la garde rapprochée de Remco, Vervaeke, Van Wilder…
C’est exact. J’ai déjà discuté avec Louis et avec l’agent d’Ilan. Nous avons convenu de nous revoir après les classiques wallonnes. Pour les autres, j’attends. Nous ne sommes qu’à l’apéritif de la saison et je ne demande l’addition qu’à la fin du repas. Aujourd’hui, les agents et leurs coureurs veulent signer en avril pour être apaisés. Moi, je préfère la patience car avec un budget qui ne sera donc pas augmenté, il convient de poser les bons choix."
That's All, Folks!