Mais faisons un saut dans le temps. Nous sommes en 1998, le 2 août précisément. Cette année, le Tour s’est élancé plus tard que d’habitude en raison de la coupe du monde désormais célèbre. J’ai 13 ans et avec mon père nous nous sommes levés tôt et avons parcouru les 25 kilomètres qui nous séparent du départ de la dernière étape de ce Tour. Nous voulons être les premiers. Papa Fred a une technique éprouvée : il se place toujours au plus près du podium de signature. « Comme ça, on les voit tous, quasiment un par un. On peut pas les louper ! » dit-il.
Seulement, ce jour-là à Melun, la configuration des lieux est telle (à moins que ce ne soit dû aux nombreux officiels qui prennent les meilleures places) que nous nous retrouvons non loin du podium certes, mais derrière un petit barnum un peu excentré. Je suis à la fois triste et excité : depuis l’an passé je suis admirateur de Jan Ullrich, et ce dernier vient d’être terrassé par Marco Pantani.
Le grimpeur italien, vainqueur dans les Pyrénées au plateau de Beille, a surtout réchauffé et enflammé une étape alpestre glaciale. Sa folle chevauchée jusqu’aux Deux-Alpes via le Galibier a marqué cette édition et est entrée instantanément dans l’histoire. L’hiver en plein été, les maillots gorgés d’eau, l’orage et l’altitude, et surtout le talent du pur grimpeur ont eu raison du rouleur allemand qu’on croyait lancé vers un deuxième succès d’affilée. J’en ai eu la gorge serrée ce jour-là, et je n’étais pas beaucoup plus heureux le lendemain, quand par orgueil Ullrich attaqua dans la Madeleine et s’imposa à Albertville. Je me suis presque senti vexé en voyant Pantani freiner à 20 mètres de la ligne
pour laisser gagner Ullrich qui a tenté un baroud d’honneur sans avoir les moyens de ses ambitions. Qu’importe, ce jour-là à Melun, je veux voir ces deux hommes. J’ai bien compris que ce qu’a fait Pantani est extraordinaire.
Finalement, ce seront à peu près les deux seuls que je ne verrais pas. Ullrich est arrivé sur le site de départ en même temps que plein d’autres coureurs et la foule d’officiels entre lui et moi m’a même empêché de le voir de loin. Quant à Pantani, il n’est grand que lorsqu’il est seul dans les cols. Entouré de trois ou quatre photographes qui trottinent autour de lui, je ne le vois plus. A peine verrai-je sa main saluer la foule après avoir signé la feuille de départ.
Quelques minutes plus tôt, une rumeur est montée dans les rues de Melun. Les gens criaient, applaudissaient. « ah ça je sais qui c’est ! » a lancé mon père. « C’est forcément Poulidor ! » Bingo. Raymond la popularité est là, il arrive à pied sur le site et déclenche l’hystérie. Il porte son maillot du crédit lyonnais. Avec mon père, on se dit comme à chaque fois que c’est dingue d’être aussi populaire en ayant arrêté sa carrière il y aussi longtemps. Derrière les barrières on s’amuse : « ah ben voilà, il a trouvé le jaune, finalement ! ».
Quelques secondes plus tard, je reçois un coup de coude du paternel : « Regarde ! C’est Gimondi ! » Je tourne la tête et je vois une autre tête que j’ai appris à connaître grâce aux livres à la maison. Felice est là et c’est moi qui suis heureux. Il porte chemise et pantalon à pinces, impeccable. La classe. Il nous adresse un signe de la main comme pour nous remercier de l’avoir reconnu en pleine Poulidorite aigüe. Il marche dans une indifférence quasi-parfaite de la part du public. Dans quelques heures, il ne sera plus le dernier italien vainqueur du Tour.
Et puis, encore quelques minutes et une nouvelle salve d’applaudissements retient notre attention. Cette fois-ci ça ne peut pas être Poulidor, il est déjà venu et est déjà reparti. La voix rauque de Daniel Mangeas remplit l’espace : « alors que nous allons maintenant accueillir un autre ancien champion … Celui-ci vous le connaissez bien mesdames et messieurs … une ancienne gloire du cyclisme dans son âge d’or, ce n’est autre … que votre maire Jacques Marinelli ! »
Je me tourne vers mon père :
- Tu connais ?
- Oui, c’était encore avant l’époque d’Anquetil
(pour mon père, Anquetil est la valeur étalon, celle à partir de laquelle on date les choses. Il y a avant Anquetil, et après Anquetil. C’est un peu comme Jésus-Christ.)
- C’était un bon coureur ?
- Oui pas mauvais. Une année il a fini 3ème, derrière Coppi et Bartali.
- Ah ouais quand même !
Aussitôt, je me dis deux choses. J’entends « Coppi », j’entends « Bartali », et je me dis : « il doit être super vieux ! » Et puis en le voyant apparaître, je me dis que c’est le témoin d’un autre temps, c’est comme un livre d’histoire qui serait vivant. S’il venait du futur on l’appellerait martien. Mais il vient du passé : on l’appelle champion.
Ce jour-là, je peux assurer que Jacques Marinelli n’était pas le maire de Melun d’alors. Il était un ancien coureur, un ancien champion, un toujours enfant, ébloui devant la grosse machine du Tour. Un gamin qui écarquillait les yeux et qui a chaudement félicité Pantani avant le départ. (à ce que disait Mangeas, car j’étais trop loin pour voir cet échange).
Une fois les coureurs partis pour la procession vers les Champs-Elysées, alors que nous marchions dans les rues de la ville pour rejoindre la voiture, je me souviens avoir dit à mon père :
- Finalement, Marinelli en 49, il a un peu gagné le Tour … c’était le premier des coureurs normaux à Paris.
Mon père a souri :
- On peut dire ça comme ça …