Milan-San Remo 1946
L'envol du héron
En ce 19 mars, le soleil a décidé de justifier le surnom de la première grande course de l’année 1946. C’est bel et bien la Primavera : les rayons réchauffent les corps et les cœurs meurtris par la guerre et ses brasiers dont les cendres sont à peine retombées.
Certaines courses se sont tenues malgré tout entre 1939 et 1945, de manière plus ou moins sporadique et probablement sans proposer le meilleur plateau possible. Ce jour-là, tout est différent. La ferveur populaire se vérifiera tout au long du parcours, les habitants tout heureux de patienter sur le trottoir, l’oreille collée au transistor afin de suivre les exploits de ceux qui leur ont tant manqué.
Sur la ligne de départ, il y a fort à parier que tous se sentent différents aussi après ce conflit mondial. Gino Bartali, sous couvert de sorties d’entraînement à rallonge, a sauvé des centaines de juifs en cachant des faux documents dans son cadre et dans son guidon, faisant des sourires aux policiers qui s’écartaient respectueusement pour le grand champion de son époque, qui avant la guerre avait déjà remporté deux Tours d’Italie, deux Milan-San Remo, deux Tours de Lombardie et un Tour de France. Une idole.
Fausto Coppi est aussi sur la ligne de départ. Lui a dû partir pour l’Afrique du Nord. La Tunisie, puis l’Algérie. Conducteur de camions, il a pu s’entraîner un peu et même participer à des petites courses tant que ses supérieurs étaient bienveillants. Quand celui à qui il devait obéir a changé d’identité, il n’a pu mener à bien sa besogne. Il fut même fait prisonnier par les Anglais. Il est revenu affaibli, plein de doutes. Même sa femme le trouve trop frêle pour redevenir coureur cycliste. Pour la première fois, il endosse le maillot bleu ciel et blanc de la Bianchi. En effet, Coppi a quitté la surpuissante Legnano de son ancien équipier et rival Bartali. Désormais, les deux hommes ne seront qu’adversaires. Le début d’une des plus belles émulations dans le sport cycliste.
Quand la course s’élance, rapidement les premières escarmouches sont lancées. Plusieurs coureurs se portent à l’avant. Les attaques se succèdent sur le plat, peut-être provoquées par les multiples primes mises en jeu par les municipalités modestes de Lombardie qui souhaitent apporter une visibilité à leur commune. Et après quelques dizaines de kilomètres, surprise ! Coppi est à l’avant, dans un groupe de contre. Un cador du peloton à l’avant aussi tôt dans une course de près de 300 km est inattendu et, disons-le, mal joué. Les commentateurs ne manquent pas de le souligner et dans le peloton, Bartali et consorts s’en amusent presque. On pourrait prendre cela pour un aveu de faiblesse de la part de celui qui gagna le Giro en 1940 sur sa seule classe et en qui plus grand-monde ne croit.
Coppi rejoint la tête de la course et c’est un groupe d’hommes de presque une dizaine d’unités qui se présente au pied de la difficulté principale le col de Turchino. (pour rappel, le Poggio ne sera ajouté au tracé qu’en 1960 et la Cipressa en 1982.) Les Italiens sont en force évidemment, la course n’étant pas encore internationalisée, mais on note la présence d’un français : Lucien Teisseire.
Le peloton des favoris n’est pas loin, mais Fausto Coppi accélère, ou plus exactement maintient un train très élevé qui asphyxie les fugueurs précoces. Rapidement, ils ne sont plus que deux. Coppi se retourne et voit Lucien Teisseire tenir sa roue. Rien d’étonnant : le coureur du Var a remporté Paris-Tours en 1944 et a terminé 2ème du dernier Paris-Roubaix. C’est un résistant, un dur au mal. Mais Coppi continue de grimper à une allure intenable dans un relâchement énervant pour celui qui le suit. Et mètre par mètre, Teisseire cède.
C’est un homme seul à la gestuelle déliée et jamais heurtée, Fausto Coppi, qui débouche du tunnel du Turchino, à 140 km de San Remo. Le bout du tunnel pour celui qui allait dominer le peloton mondial pendant une dizaine d’années.
140 kilomètres restent à parcourir, et Coppi hésite. Sans personne pour prendre des relais, il perdra certainement de son efficacité au fil du temps. Il hésite. Teisseire a lâché mais il n’est pas si loin, peut-être vaut-il mieux l’attendre. C’est alors qu’on lui annonce que le peloton des favoris n’est qu’à deux minutes. Attends Teisseire, et Bartali et Camellini seront presque revenus !
Qu’à cela ne tienne : le coureur de Castellania se lance dans la descente avec autant d’énergie que celle qui l’a hissé au sommet du Turchino. Il fonce, informe ceux qui l’ignoraient (il devait encore y en avoir en 46) qu’il est aussi bon rouleur que grimpeur, ce qui doit donner mal au crâne à beaucoup de ses adversaires.
L’écart grandit, les reporters radios annoncent : «
le premier, Coppi, vient de passer. En attendant les poursuivants, nous passons un peu de musique. »
La légende dit que le campionissimo s’arrêta un bref instant commander un café dans une échoppe qu’il affectionnait, le but d’une traite, et repartit achever son chef-d’œuvre.
Derrière, on ne s’amuse pas spécialement. Un groupe de trois hommes met le feu au Capo Berta : Gino le Pieux est toujours là, Fermo Camellini et Mario Ricci. Mais rien n’y fait. Et Lucien Teisseire résiste, au loin, mais fait sa course ! Il restera intercalé entre la meute, derrière, et le héron planant, devant.
A San Remo, c’est la folie. On enregistre les plus gros écarts depuis la victoire d’Eugène Christophe en 1910, quand la neige et le froid avaient eu raison du peloton (4 coureurs seulement avaient été classés). Fausto Coppi remporte son premier Milan-San Remo (deux autres suivront en 48 et 49) avec 14 minutes d’avance sur Teisseire, radieux et satisfait de sa journée, et plus de 18 minutes d’avance sur un groupe de favoris, un groupe de battus, réglés au sprint par Mario Ricci devant Gino Bartali.
Surtout, après son coup de force à la fin du tour d’Italie 1940, il prend un nouveau départ en imposant une marque de fabrique, une patte, aussi puissante que ses jambes étaient fines : les échappées solitaires. Ses exploits sont nombreux mais cette victoire à San Remo en 1946 marque probablement le début d’une nouvelle ère pour le vélo.
Durant l’hiver 45-46, Coppi aurait avalé 6000 km sous la houlette de son entraîneur / masseur Cavanna, qui l’initia au travail qualitatif et notamment au fractionné, ainsi qu’aux sprints dans les pentes. On sait aujourd’hui l’apport de Coppi à son sport, la diététique, l’entraînement, la récupération, le matériel. Dans une certaine mesure, le sport cycliste tel qu’on le connaît aujourd’hui est peut-être né entre le Turchino et San Remo en passant par Imperial. Pardon, par Imperia !