En attendant que Fred nous emmène dans les années 1970, je vous propose aujourd’hui un petit zoom sur le Paris-Tours 1921 dont nous fêterons le centenaire l’an prochain.
Il s’agit de l’une des éditions les plus légendaires de la "classique des feuilles mortes" qui, à l’époque, se disputait au printemps. Généralement courue deux à trois semaines après Paris-Roubaix, la course se présente alors comme une sorte de revanche de l’Enfer du Nord, bien que les difficultés soient tout autre.
D’ailleurs, de prime abord, les embûches du parcours ne sautent pas yeux. Le profil est relativement plat, le kilométrage modéré. On a souvent écrit que la principale difficulté de Paris-Tours était précisément son absence de difficultés. La course n’est-elle pas la seule grande classique internationale à manquer au palmarès du grand Eddy Merckx ? Celui-ci, bien que rarement présent, ne s’est pourtant pas désintéressé de l’épreuve. Dans ses carnets de route, il résume l’opinion générale : "Paris-Tours est une course spéciale. Il faut réunir beaucoup d’éléments de son côté pour réussir à y opérer une sélection. Les conditions atmosphériques y jouent, en premier lieu, un rôle important. Dans la plupart des courses en ligne, le problème impératif est, pour moi, de me débarrasser des sprinters avant la ligne d’arrivée. Une seule solution pour y atteindre : durcir la course, en exploitant les difficultés du parcours. Les difficultés de profil ou de terrain sont absentes à Paris-Tours. On ne peut compter, donc que sur le mauvais temps. La pluie ou le vent.". Comme nous allons le voir, il aurait pu ajouter la neige.
En 1921, le cyclisme sur route se relève doucement de la Première Guerre mondiale qui a vu la mort de plusieurs grands champions. Lapize, Faber, Petit-Breton (trois vainqueurs du Tour de France), Oriani (vainqueur du Tour d’Italie) parmi bien d’autres sont tombés sur les champs de bataille. La situation économique catastrophique a poussé les principales équipes de cycles à se réunir au sein d’un consortium : c’est la naissance de l’équipe La Sportive dirigée par l’autoritaire Alphonse Baugé. L’idée était de permettre aux firmes de mutualiser les frais de course et de matériel.
En début d’année 1921, les frères Pélissier entrent en conflit avec Baugé et quittent avec fracas le consortium. Ils se retrouvent dans une petite structure (J.B Louvet), avec tous leurs adversaires ligués contre eux. Sur Paris-Roubaix, ces circonstances ne les empêchent pas de signer un doublé exceptionnel, Henri devançant Francis, après avoir vaincu à deux une opposition de plus de cent coureurs ! Le camouflé est monumental pour La Sportive et la revanche s’annonce brulante sur ce Paris-Tours.
La complicité des frères Pélissier sur le Tour 1923
Parmi les favoris, on retrouve, outre les frères Pélissier, le vieux Gaulois Christophe, vainqueur de l’édition 1920 et encore maudit sur le Tour 1919 alors qu’il filait vers la victoire. Sont également présents le formidable coureur de classiques, Louis Mottiat (vainqueur de Bordeaux-Paris, de Paris-Bruxelles, de Paris-Brest-Paris et de Liège Bastogne-Liège entre autres) ainsi que son compatriote Albert Dejonghe (vainqueur de Paris-Roubaix l’année suivante). On peut aussi noter la présence de Louis Heusghem, victorieux de Paris-Tours en 1912 et encore 2e sur Bordeaux-Paris en 1919 (son frère d’Hector est connu pour avoir écopé d’une pénalité d’une heure pour un changement de vélo alors qu’il était en tête au général sur le TDF 1922 !), Léon Scieur qui gagnera le Tour en cette année 1921 ainsi que d’Émile Masson, Firmin Lambot ou encore Jean Alavoine. En résumé : tous les meilleurs Belges et Français sont là, seuls les Italiens manquent à l’appel, comme cela sera malheureusement la norme durant la période fasciste.
Au départ de ce Paris-Tours, une soixantaine de coureurs s’élance peu après deux heures du matin sous un temps abominable. Près de 350 km les attendent. Sur des routes très mauvaises, un premier groupe se porte rapidement à l’avant, au sein duquel on retrouve les frères Pélissier, Mottiat ainsi que le solide Tiberghien. Transis de froid, ce groupe de 8 coureurs n’atteint le km 50 qu’à 5h37, avec une maigre avance sur un second peloton tandis qu’Alavoine figure en tête d’un troisième groupe.
À Chartes, au km 88, la situation devient invraisemblable. Les coureurs sont littéralement pris dans une gigantesque tempête de neige ! En quelques kilomètres, ce ne sont pas moins de 43 coureurs qui posent pied à terre, découragés par le froid glacial, les énormes rafales et les flocons qui s’abattent sur eux. À l’avant, le groupe de tête vole en éclat. Seul le Belge Mottiat est encore en mesure d’accompagner les frères Pélissier qui semblent partis pour rééditer leur exploit de Paris-Roubaix.
Et soudain, surprise : au kilomètre 135, alors qu’il se trouve tête, Henri abandonne à son tour, à bout de forces. Dépité, son frère veut lui emboîter le pas mais Henri l’en dissuade vivement : "Continue ! Moi je n’ai plus besoin d’un Paris-Tours pour m’imposer (il a déjà tout gagné). Il n’en est pas de même en ce qui te concerne. Accroche-toi. Tu dois gagner ! Va de l’avant ! Tu verras que tu en seras récompensé.".
Galvanisé par son frère, Francis se porte seul à l’avant. Il distance Mottiat, lequel se fait dépasser par l’éternel Christophe, toujours redoutable dans des conditions apocalyptiques. Au km 197, après déjà plus de dix heures de selle, un regroupement s’est opéré en tête. À environ 150 km de l’arrivée, on retrouve Francis Pélissier, accompagné de nouveau de Mottiat et par Dejonghe. Christophe est encore en embuscade à moins de dix minutes.
Décidément inusable, le père « Cricri » refait petit à petit son retard tandis que Dejonghe, après s’être retrouvé seul en tête, est finalement distancé par ses trois adversaires. Ainsi, à 40 kilomètres de l’arrivée, Pélissier, Mottiat et Christophe sont encore ensemble, Dejonghe pointe à 15 minutes, tandis que le soleil a fait une timide apparition.
Quelques kilomètres plus loin, à la sortie de Chinon, Pélissier profite d’une cote pour placer un démarrage. Il distance Christophe et Mottiat. Rapidement il prend plus de deux minutes d’avance et semble filer vers la victoire. Hélàs ! La fin de cette course folle ne pouvait être que folle. Le voilà qui crève et perd en un clin d’œil le bénéfice de ses deux minutes. Ses deux poursuivants ne font pas priés pour le laisser sur place. Pélissier s’engage alors dans une formidable poursuite et, au pied de la cote d’Azay-le-Rideau, il n’a plus que 80 mètres de retard qu’il parvient à récupérer dans l'ascension. Tout est à refaire !
Le trio de tête arrive alors dans la dernière côte répertoriée. Une nouvelle fois, Francis projette sa grande carcasse à l’avant et distance ses deux rivaux. Cette fois-ci c’est la bonne, il file vers son premier grand exploit. Au vélodrome de Tours, il devance finalement Mottiat d’1’32 et Christophe d’1’40 après pratiquement 15h d’efforts
Seulement huit coureurs terminent cette course dantesque et, 100 ans plus tard, leurs noms méritent bien d’être mentionnés : Dejonghe, 4e à 9’10, auteur également d’une très belle course, devance Moulet (5e à 58’40), Heusghem (6e à 1h04’00), Muller (7e à 2h44’00) et Herbette, arrivé la nuit tombée à 4h21 des premiers !
Par la suite, preuve de sa résistance, Francis deviendra un véritable spécialiste de Bordeaux-Paris, que ce soit en tant que coureur ou que directeur sportif. C'est également lui qui, des années plus tard, fera signer à Anquetil son premier contrat.