Paris-Roubaix 1994
Tout au bout de la boue
« Il n’y a que des beaux Paris-Roubaix, mais il y a aussi des grands Paris-Roubaix. » La phrase est de Patrick Chêne, aux commentaires de ce Paris-Roubaix 1994 sur le point de rester dans les mémoires. Il la prononce alors qu’il reste encore 100 km à parcourir. Cela donne une idée de l’intensité de la course.
La veille, dans la presse, Rik Van Looy déclarait :
« Il ne faut pas attaquer sur Paris-Roubaix. » Le triple vainqueur faisait peut-être référence à l’extrême dureté de l’Enfer du Nord. Entre Compiègne et Roubaix, l’anachronisme des chemins non carrossables propulse naturellement les hommes forts à l’avant. L’empereur d’Herentals le sait. Ce constat est d’autant plus vrai quand la météo s’en mêle. Les jours qui ont précédé ont été pluvieux et la boue s’est invitée sur le parcours. Et ce jour-là, c’est encore une actrice de premier plan.
Le film débute sous la neige qui tombe légèrement mais le premier moment fort se déroule dans la tranchée d’Arenberg, comme souvent. On y retrouve un petit peloton déjà bien amaigri suite aux nombreux abandons. Dans ce goulet englouti par la forêt, Ballerini et Duclos-Lassalle jouent de malchance. Duclos va jusqu’à tomber et percuter un spectateur trop avancé qui filmait. (la scène aura son remake sur les pentes de l’Alpe d’Huez en 1999, avec Giuseppe Guerini dans le rôle principal). Quand le double tenant du titre se relève, il brandit sa roue cassée. Il nous rappelle l’époque des forçats de la route.
A l’avant, un groupe d’hommes forts et pour l’instant épargnés par la malchance s’est constitué. L’entente n’est pas cordiale et on s’observe déjà entre Johan Museeuw, Andrei Tchmil, Adri Van der Poel, Nico Verhoeven et quelques autres. D’autres les rejoindront quelques kilomètres plus loin : Johan Capiot, Olaf Ludwig, Eddy Seigneur, Fabio Baldato …
Certains s’agacent devant ce scénario indécis ou personne ne roule franchement, où les à-coups sont nombreux. Après une première poursuite, Ballerini et Duclos-Lassalle rentrent sur la tête. Le français est épaulé par ses soldats aux maillots déjà plus très blancs : Lemarchand, Cappelle. L’autre équipe en supériorité numérique est la GB-MG de Museeuw, qui peut compter sur Baldato, Willems et Peeters.
Bizarrement, ces hommes ne s’organisent pas pour assumer le rythme alors que Bruno Boscardin s’est échappé en solitaire quelques kilomètres plus tôt. Dans le secteur pavé d’Auchy, le rythme s’accélère et c’est Duclos-Lassalle, désormais isolé, qui se porte en tête. Ses coéquipiers ont cédé. Bonne nouvelle pour la GB-MG et les adversaires du béarnais : pour s’imposer sur les pavés, pas question de prendre des Gan.
Au milieu de seconds rôles valeureux et très en verve, Harmeling (TVM) et Baldato en tête, les protagonistes se détachent sous un ciel noir et de pâles rayons de soleil, rebelles mais sur le point de céder.
Puis la pluie retombe soudain. Les cascades et figures imposées se multiplient. Les chutes dans le secteur de Bersée provoquent des cassures. Ballerini est devant avec Museeuw, Tchmil, Van der Poel et Verhoeven. Et Duclos-Lassalle ? C’est le héros malheureux, il doit chasser à l’arrière.
Nul ne comprend pourquoi les favoris ne se mettent pas d’accord pour l’éliminer définitivement. Museeuw semble caresser les pédales et se place toujours dans la roue du premier coureur du groupe. Il court au millimètre et s’économise, sur son vélo tout suspendu dont le cadre abaissé semble être un pionnier de la tendance « sloping » qui s’imposera bien des années plus tard. Ballerini s’en agace et attaque alors que Duclos-Lassalle était sur le point de réintégrer le groupe. Mais le transalpin coupe son effort quand il voit Museeuw revenir dans sa roue. La seule conséquence de cette tentative avortée aura pour conséquence de laisser Duclos-Lassalle derrière. L’italien et le français se retrouveront bientôt …
C’est alors que Tchmil contre l’attaque de Ballerini et prend tout de suite plusieurs longueurs d’avance. « C’était pour emmerder Museeuw, dira-t-il. Depuis Arenberg il ne roulait pas et pourrissait tous les coups. » Les deux hommes ne s’apprécient guère. Ils étaient coéquipiers l’année précédente mais la rupture est franche depuis le Mondial d’Oslo de l’automne 93. Museeuw avait alors demandé à Tchmil de rouler avec lui pour tenter de rentrer sur Armstrong, lancé vers l’arc-en-ciel. Le moldave avait refusé. L’aboutissement d’une tension née en début de saison, quand Tchmil s’était vu évincé de la sélection pour Milan-San Remo malgré sa 2ème place à Tirreno-Adriatico. Le seul leader de la formation GB-MG pour la Primavera se nommait alors … Johan Museeuw.
Pense-t-il à tout cela quand il contre Ballerini à 60 km de l’arrivée ? Espère-t-il seulement un renfort afin de ne pas rouler seul dans ces conditions ? Toujours est-il que l’écart grimpe doucement mais sûrement. Museeuw retrouve un peu de main d’œuvre et les GB-MG s’organisent enfin pour maintenir un écart acceptable en vue des derniers secteurs pavés. En vain. Le groupe ne roule pas assez fort. Les coureurs qui reviennent de l’arrière le prouvent, parmi lesquels Sean Yates ou Charly Mottet.
Tchmil possède près d’une minute d’avance quand Baldato et Duclos-Lassalle, encore revenu, chassent à l’arrière. Et le moldave crève ! Après dépannage, il n’a plus qu’une quarantaine de secondes d’avance. Facile à dire après coup, mais dans les conditions crépusculaires et aquatiques de ce jour, il est plus facile d’être dépanné en étant seul à l’avant qu’au milieu d’un groupe de vingt. Le pavé est dans un tel état que les véhicules sont parfois déviés afin de ne pas rouler sur certains secteurs. Les chutes de motos sont presque aussi nombreuses que celles des vélos. La retransmission télé se fait en grande partie grâce à l’hélicoptère. C’est la panique partout. Capiot chute et provoque des cassures. Museeuw en profite et accélère. Ballerini et Duclos l’accompagnent un temps, suivi à distance de Baldato.
Et c’est là que cette édition de Paris-Roubaix offre sa scène « charnière ». Ce qui était un film d’horreur quand Madiot abandonna en début de course avec le trochanter fracturé, se transforme en drame. En film à grand spectacle. Secteur de Vendeville : Ballerini lève le bras et se fait passer par les autres coureurs. Il a crevé. Il semble à l’arrêt. Sa roue arrière chasse et il joue les équilibristes pour rester sur sa machine. Il doit aller au bout du secteur pour être dépanné. Et Duclos-Lassalle crève également, quelques mètres plus loin ! Image saisissante des deux hommes au ralenti, eux qui se départageaient l’année précédente sur le vélodrome pour huit petits centimètres. Leurs destins semblent noués, leurs trajectoires s’épousent et se lient, du haut du pavé jusqu’au fond de leurs soucis. Cette fois-ci pour les deux hommes, c’est l’envers du nord.
Loin devant eux, se joue le thriller que l’on sentait venir. Museeuw est désormais seul, lui aussi. C’est un duel à distance qui commence entre lui et Andrei Tchmil. Plus que 20 secondes d’avance, puis 15. Puis 8. Et même 6. Museeuw a un visuel sur son ennemi. Le point de mire se fait de plus en plus précis. Il dure de plus en plus longtemps. Tchmil et Museeuw en 94, c’est le vainqueur du GP E3 contre le vainqueur de Kuurne-Bruxelles-Kuurne, ce sont les deux hommes qui accompagnaient Bugno sur le podium du Ronde, une semaine plus tôt.
Le Lotto n’attend pas. L’espace de 10 km, le bras de fer est impressionnant. 10 secondes, puis 6. Et petit à petit, la tendance s’inverse. Tchmil s’éloigne de la vue de Museeuw. Il disparaît derrière une ferme, puis réapparaît après le virage. Il semble un peu plus petit. Plus ramassé. Ce n'est pas qu'il se tasse, c'est qu'il insiste. L’écart remonte doucement. 15 secondes, puis 20. Museeuw regarde derrière. Son coup de pédale se fait moins efficace. Il a perdu au Lotto.
Museeuw se retrouve à 30 secondes derrière son rival quand il est victime d’une panne de matériel. La suspension de son vélo créé pour l’occasion est cassée. Le Belge accusera volontiers son matériel de l’avoir lâché au plus mauvais moment, mais il semble bien qu’il avait perdu du temps avant son avarie. Son dépannage est en plus catastrophique. Ses pieds restent coincés dans les cales de longues secondes.
La fin de la course voit Tchmil s’envoler vers Roubaix, sautant les terre-plein, étirant son dos à l’approche de Roubaix à de multiples reprises sans perdre en efficacité. Le vélodrome de Roubaix disparaît sous une nouvelle averse violente, mais les spectateurs grondent autant que l’orage en le voyant débouler sur la piste luisante.
Derrière lui, un Museeuw démobilisé s’est vu rejoint par tous les favoris. Même Duclos-Lassalle et Ballerini sont revenus et peuvent jouer la deuxième place. Deux hommes se sont détachés du groupe et finissent sur le podium : Baldato et … Ballerini, qui complète sa collection de podium et qui patientera un an de plus avant de soulever le pavé rêvé.
Ce jour-là, 48 noms seulement défilèrent sur le générique de fin. 143 acteurs furent coupés au montage …